L'érosion judiciaire (...)

L’érosion judiciaire des plages de la Côte d’Azur

"À la fin, les trésors déchargés sur la plage, le tentèrent si bien qu’il vendit son troupeau".(1)

Philippe LÉTIENNE

Voilà en peu de mots, une approche de la réalité du renouvellement des concessions de plage. En raison du caractère précaire des occupations, il n’existe pas pour les plagistes de droit acquis au renouvellement(2). Et, le versement d’une redevance au-delà du terme n’y change rien(3) car la convention qui fait défaut doit être écrite et non tacite(4). Pour autant, la continuité du service public permet une prolongation temporaire(5), quelquefois éludée, tant et si bien que la mise en concurrence détonne.

En théorie, douze ans maximum

L’économie du sable "génère 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires et fait vivre 10000 salariés"(6), sans oublier les emplois indirects et les recours aux producteurs locaux. Face à l’anthropisation du littoral, le coût des travaux de ré-ensablement supporté par les sous-cessionnaires permet de bien comprendre les enjeux.

À titre d’exemple, la ville de Cannes a répercuté sur chaque délégataire pour un confetti de plage, "un droit d’entrée fixé à500 000 € ... et 1 000 000 € pour un lot double"(7).
En théorie, la durée des concessions ne peut pas excéder douze ans. C’est la raison pour laquelle, afin de libérer les lieux, des plagistes de renom, comme Tétou(8), Nounou(9), Vallauris Plage(10), Les Canetons(11)... sont confrontés à des autorités préfectorales qui les défèrent au tribunal comme prévenus de Contraventions de Grande Voirie (CGV).
Voilà le sort réservé à ceux, qui ont été des fleurons du tourisme balnéaire, en entretenant les plages, assurant la surveillance de la baignade, tout en payant des redevances...
Si rien ne change, les nouveaux repreneurs savent déjà ce qui les attend.

Par Philippe LÉTIENNE, Juriste et Docteur en droit

Jérôme HEILIKMAN

" Depuis l’émergence des concessions par une loi de finances de 1872, le service public des bains de mer(12) a bien changé(13), notamment du fait de l’accroissement des enjeux environnementaux(14). Dès l’origine, le système des circulaires de 1972/1973(15) s’est montré inadapté, carences qui n’ont pu être comblées par la loi Littoral de 1986(16) et le décret plage(17) de 2006(18), ce dernier posant les conditions selon lesquelles les concessions sont accordées. Un rapport remis en 2009 et qui a le mérite d’auditionner un large panel - incluant les exploitants de plage - reste une référence pour épingler une kyrielle de difficultés(19).

Par exemple, le principe de démontabilité des installations s’efface si celles-ci ont une "qualité architecturale ou paysagère constitutive de l’identité d’une plage" et par une procédure de classement patrimonial(20). La 3ème journée nationale de Legisplaisance, qui s’est tenue en juin dernier à Nice, est revenue sur le décret précité, tout en rappelant qu’il fallait contextualiser le cheminement juridique pour trouver des solutions. Dans l’attente, la profession des plagistes-restaurateurs s’organise en syndicat."

Jérôme HEILIKMAN
Juriste et Doctorant en droit, Fondateur et Président de Legisplaisance

Les problèmes n’ont fait que croître depuis que la démolition de la paillote corse "Chez Francis" est entrée dans l’inconscient collectif(21).

Les autorités rétropédalent, par une application stricte des règles. Par exemple, si pour une plage artificielle, le taux d’occupation est de 50% maximum, cela demeure une exception. Pour une plage naturelle, la règle est que 80% de la longueur du rivage et de la surface doivent être libres de tout équipement et installation(22). Une imprécision est pressentie, ladite longueur est "mesurée à la limite haute des eaux"(23). Cette approximation explique le correctif des taux à l’échelon local, par une recomposition du linéaire sur la base de photographies ou plans du XIXème siècle(24). Au surplus, l’artificialisation des plages supprimera à terme le distinguo entre plage naturelle et artificielle(25).

Me Joël GAUTIER


"L’État peut accorder sur le Domaine Public Maritime (DPM) des concessions "ayant pour objet l’aménagement, l’exploitation et l’entretien de plages"(26). C’est une simple possibilité et non une obligation. Une attribution préférentielle est faite à la commune.

Puis, des sous-traités d’exploitation sont passés avec des opérateurs privés.

Le bornage spatial et temporel des concessions confirme l’exceptionnalité de l’occupation, étant rappelé que le DPM est inaliénable et imprescriptible."

Me Joël GAUTIER
Avocat au barreau de Paris, Doctorant en droit.

Le contre-exemple de la Baule

Le contre-exemple topique est la concession de la plage de la Baule (35 établissements) attribuée à Veolia. Sans nul doute, c’est un cas qui se dupliquera. Il caractérise à lui seul l’absence regrettable de prise en compte d’un quelconque particularisme dans le droit applicable, et ce, malgré la disparité évidente entre les littoraux. Seule l’opportune délibération d’un conseil municipal courageux, de ne pas faire valoir son droit de priorité, en est la source. La pratique a démontré que la régie municipale(27) n’a pas la même rentabilité, et faute de moyens pour l’entretien ou l’aménagement, il est plus commode de percevoir une redevance (part fixe et part variable suivant le chiffre d’affaires).

L’abandon brutal de la logique commerciale d’un droit au sable qui survivait via des concessions réciproques, au profit d’une logique étatique d’un droit du sable sans concession, a provoqué un flot de décisions de démolitions (I.). Rien ne semble pouvoir arrêter ce raz-de-marée jurisprudentiel si ce n’est par une remise à plat de la réglementation et surtout par un bouleversement de l’"économie générale de la concession de la plage"(28) en rendant possible l’existence d’un fonds de commerce sur le DPM (II.)

I. Un flot de décisions de démolitions

L’État reprend la main sur son DPM et les 1 500 plages privées. Le cas de la plage de Pampelonne est illustratif avec pour 2019 un schéma d’aménagement qui intègre le décret plage. Ce bouleversement provoque "la destruction des 27 établissements existants, puis la réinstallation de 23 de ces établissements sur moins de 20 % de la surface disponible... en structures démontables", afin que "la plage puisse être vierge de toute construction six mois de l’année"(29). À noter, qu’au niveau local, la reconquête passe aussi par des tentatives de réglementation des ventes ambulantes de denrées de bouche sur les plages(30). Dans le même temps, un premier tir groupé alimenté par une instruction véloce(31), a suffi pour condamner des exploitants à évacuer sous astreinte hors du DPM les installations et ouvrages présents avant même l’existence du droit qui leur est appliqué(32) .

À ce titre, il convient d’émettre toute réserve sur le fait de faire supporter les frais de remise en état sur les exploitants-plagistes, sachant qu’on n’impose pas à un contrevenant de détruire des ouvrages édifiés par son prédécesseur(33).

Ce raisonnement prend en compte "l’attitude concrète de l’administration antérieurement à la mise en œuvre de la procédure(34)".
Plus en détail, passé un certain délai, l’administration a procédé à l’évacuation aux frais, risques et périls des exploitants. De surcroit, sauf abandon en cours de route pour pouvoir candidater à une nouvelle attribution de lots(35), les exploitants qui s’engagent dans un bras de fer judiciaire sont interdits de soumissionner. L’utilisation de la CGV pour sanctionner(36) permet de contourner le problème de l’absence de délimitation précise du DPM(37), tout en s’appuyant sur une notion élastique de garde des ouvrages(38) qui est appréciée à la date d’établissement du procès-verbal. Il suffit que le contrevenant ait "maintenu"(39) les installations sans autorisation. L’autre avantage est de faire reposer sur l’exploitant-plagiste la charge de la preuve du caractère irrégulier ou non de l’occupation. De la sorte, la Cour administrative d’appel de Marseille écarte le moyen tiré de ce que, en vertu du principe de non rétroactivité, les dispositions du CG3P ne peuvent s’appliquer aux faits de l’espèce, et confirme le raisonnement précité sur la notion de garde(40).
Ces premières salves judiciaires constituent les sables mouvants des suivantes car fin 2017 et rien que pour le département des Alpes-Maritimes, "L’État a sur son bureau 500 dossiers de constructions illégales(41)".

II. Vers un fonds de commerce sur le DPM

Au préalable, il convient d’indiquer que la difficulté ne se pose pas si la construction ne se situe pas sur le DPM(42), mais en bordure, sur un terrain communal. En parallèle, rien n’empêche d’avoir des éléments démontables, comme des tentes sur ledit DPM. Tel est le cas du Beach club à Saint-Laurent-du-Var(43). Cet exemple est encore une fois la preuve de l’importance du rôle de la commune.

En droit positif, les concessions et les conventions d’exploitation n’entrent pas dans la définition du bail commercial et ne confèrent pas de propriété commerciale(44). En revanche, si une autorité gestionnaire du domaine public "laisse croire à l’exploitant" "qu’il bénéficie des garanties prévues par la législation sur les baux commerciaux", elle "commet une faute de nature à engager sa responsabilité(45)". Ce sentiment d’espérance est partagé par des plagistes, du fait de la délivrance de permis de construire(46) ou de baux commerciaux(47).

Comment expliquer des situations avec une absence d’autorisation postérieure à 2005(48), soit pendant plus de douze ans ?

Par exemple, dans l’affaire du McDonald’s de la plage naturelle de Cagnes-sur-Mer, il y a eu un acte positif consistant dans la délivrance d’un permis de construire. C’est pourquoi, le juge a partagé les torts et procédé à une expertise(49). Il y a une demande croissante des acteurs à bénéficier d’un minimum de sécurité juridique. Faisant écho à ce besoin, et sous réserve d’une clientèle propre, la loi dite "Pinel"(50) permet l’exploitation d’un fonds de commerce sur le domaine public(51) et une location-gérance(52).
Il est concevable qu’un plagiste puisse développer "suffisamment son activité de restauration pour attirer une clientèle autre que les baigneurs, le soir notamment"(53).
Néanmoins, le texte précité contient une exclusion du domaine public naturel (domaine fluvial ou maritime)(54), bloquant pour l’instant, la reconnaissance d’un fonds de commerce sur le DPM

Me François Stifani
Bilal DMAISSI


"En conséquence, ce qui ne manquera pas d’interpeller les élus c’est l’effet déflagration de la stricte application du décret plage, dans la mesure où les exploitants les plus avertis ont pris conscience :
1. De l’aléa des modalités d’attribution des lots de plage réduits en fonction des prescriptions du décret ;
2. Du coût du montage-démontage et stockage des "paillottes" ;
3. De la superficie des exploitations autorisées ;
4. Des contraintes imposées par des cahiers des charges dont certaines dispositions laissent interrogatif le candidat à la Délégation de service public (DSP) ;
5. Des charges financières et des contraintes de service public qui leur sont imposées...
L’effet pervers se fait déjà ressentir, certains heureux délégataires retenus s’empressent de chercher un acquéreur susceptible d’assumer les engagements souscrits, pour obtenir le droit d’exploiter un lot de Plage. D’autres ont compris qu’il était plus judicieux d’investir ailleurs que sur le sable, pour protéger leurs investissements de l’érosion judiciaire des plages azuréennes. Du reste, il y a une désaffection qui pourrait bien faire prendre conscience que la concession que leur donne l’État risque fort d’être un cadeau que certaines communes avisées ont fini par refuser.

Maîtres François STIFANI
Avocat au barreau de Grasse de la SELAS STIFANI FENOUD-BECHTOLD.
et M. Bilal DMAISSI
Juriste, de la SELAS STIFANI - FENOUD-BECHTOLD

Notes et références

1- Jean de La Fontaine Le berger et la mer, Livre quatrième, fable II
2- CE, 6ème et 2ème ssr. 14 oct. 1991 n°95857 ; CAA MARSEILLE 7ème ch. 24 janv. 2011 n°08MA03791 ; CAA MARSEILLE 7ème ch. 11 mai 2018 n°16MA03221
3- CE 8ème et 3ème ssr. 02 avr. 2003 n°237968
4- CE sect. 19 juin 2015 n°369558 ; CAA BORDEAUX 1ère ch. 07 juin 2018 n°16BX02711
5- CE 7ème et 2ème ssr. 08 juin 2005 n°255987
6- C. SCEMAMA La guerre des plages privées a commencé L’Express L’Expansion 28 juill. 2017
7- Conseil municipal ville de CANNES, séance du 6 févr. 2017, délibération n°7, p. 4/7
8- TA NICE 5ème Ch. 03 oct. 2017 N°1701480 Aff. : Tétou c. Préfet des Alpes-Maritimes
9- TA NICE 5ème Ch. 03 oct. 2017 N°1701481 Aff. : Nounou c. Préfet des Alpes-Maritimes
10- TA NICE 5ème Ch. 03 oct. 2017 N°1701482 Aff. : Vallauris Plage c. Préfet des Alpes-Maritimes
11- TA NICE 5ème Ch. 03 oct. 2017 N°1701483 Aff. : Les Canetons c. Préfet des Alpes-Maritimes
12- CE, 18 déc. 1936, Prade, Rec. CE, p. 1124
13- J. HEILIKMAN P. LÉTIENNE Sous le voile de la justice, un service public des bains de mer se meurt, Revue du droit de la plaisance et du nautisme (RDPN) LEGISPLAISANCE, janv./avr. 2018, Numéro #11
14- CAA MARSEILLE 5ème ch. 09 avr. 2018 n°16MA02373
15- CE 2ème et 6ème ssr. 16 févr. 1977 n°99509
16- L. n°86-2, 03 janv. 1986, relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral
17- Décret contesté sans succès par la fédération nationale des plages-restaurants CE 8ème et 3ème ssr. 14 avr. 2008 n°298810
18- D. n°2006-608, 26 mai 2006, relatif aux concessions de plage
19- Les difficultés d’application du décret relatif aux concessions de plage, CGEDD n°005860, rapport janv. 2009
20- À rapprocher du cabanon de Le Corbusier à Roquebrune-Cap-Martin classé en 1996 au titre des monuments historiques
21- Cass. crim. 13 oct. 2004 n°03-81.763, 00-86.727, 00-86.726, 01-83.943, 01-83.945, 01-83.944
22- Art. R. 2124-16 CG3P
23- Rép. min. n°375, publiée au JO le 18 sept. 2007, p. 5675
24- F. STIFANI P. LÉTIENNE Les concessions de plage. Entre rêve et réalité, le réveil et son arrière-goût de sable LEXTENSO - Petites affiches 12 mai 2017 n°095 ID : LPA126g5
25- P. LÉTIENNE L’échouage des concessions de plage LEXBASE Hebdo éd. pub. n ?395, 26 nov. 2015 N°Lexbase : N0056BWY
26- Art. L. 2124-4 et R. 2124-13 CG3P
27- CE 8ème ss. 28 juill. 2004 n°261129 Aff. : SA JUANITA PLAGE
28- CAA NANTES 2ème ch. 12 déc. 2014 n°13NT02128
29- CE Ch. réu. 09 oct. 2017 n°396801, J.-M. BECET La plage de Pampelonne et le droit, Le Droit Maritime Français, N°799, 1er févr. 2018
30- CAA MARSEILLE 5ème ch. 26 juin 2015 n°14MA00177
31- Un peu plus de cinq mois entre l’enregistrement de la requête et le jugement du tribunal administratif TA NICE 5ème Ch. 03 oct. 2017 N°1701480 N°1701481 N°1701482
32- Présence sans discontinuité de "Tétou" sur la Côte d’Azur depuis les années 30, autorisé par arrêté du 02 mars 1932. V. égal., "Vallauris plage" par un « accord de sous-location enregistré le 30 août 1960 »
33- CE 21 nov. 1969 n°72878 74345 ; CAA MARSEILLE 7ème ch. 09 avr. 2009 n° 07MA04634
34- CEDH 29 mars 2010 n°34044/02 Aff. : DEPALLE c. FRANCE
35- TA NICE 5ème Ch. 03 oct. 2017 N°1701483
36- La CGV a un caractère mixte : réparateur et répressif
37- Art. L. 2111-4 et L. 2122-1 CG3P
38- J. HEILIKMAN P. LÉTIENNE La jurisprudence bulldozer du patrimoine balnéaire LEXBASE Hebdo éd. pub. n°482, 30 nov. 2017 N°Lexb. : N1440BXM
39- CAA MARSEILLE 7ème ch. 11 mai 2018 n°17MA02034 Aff. : Villa Tahiti à THÉOULE-SUR-MER
40- CAA MARSEILLE 7ème ch. 29 juin 2018 n°17MA04660 18MA00202
41- F. CAZZOLA Bernard BROCHAND demande la suspension de la loi "Littoral" France Bleu Azur 11 sept. 2017 Source : https://www.francebleu.fr/infos/pol...
42- « sur une dépendance du domaine public communal extérieur à la plage et limitrophe du domaine public maritime » TA NICE 23 févr. 2001, n° 99-5335
43- L. QUILICI Le nouveau Beach club en cours de construction Nice-Matin http://www.nicematin.com/a/247877
44- Art. R. 2124-20 CG3P
45- CE 8ème et 3ème ssr. 24 nov. 2014 n°352402
46- CE 1ère et 4ème ssr. 15 juin 1983 n°23325 Aff. : PLAGE DE BONNE-GRACE
47- CE 10ème ch. 19 janv. 2017 n°388010 Aff. : "Chez Blanche" Plage du Bestouan, Cassis
48- TA NICE 5ème Ch. 03 oct. 2017 N°1701480 49- TA NICE 5ème ch. 12 avr. 2011 n°0700186 Aff. : Société MAC DONALD’S FRANCE
50- L. n ? 2014-626 du 18 juin 2014, relative à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises
51- Art. L. 2124-32-1 CG3P
52- Rép. min. n° 100574 : JOAN, 14 févr. 2017, p. 1258, P. GOT
53- O. DE DAVID-BEAUREGARD BERTHIER L’activité commerciale sur la plage : le commerçant plagiste peut-il être considéré comme propriétaire d’un fonds de commerce ? JCP éd. A, 2007, 2103
54- Art. L. 2124-35 CG3P

Photo de Une : plages privées/publiques, sur la Côte d’Azur la physionomie de la côte change (DR JMC)

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