Marc Jean-Talon président

Marc Jean-Talon président TJ de Nice : "la justice fonctionne du mieux qu’elle peut"

À l’occasion de la sortie de l’ouvrage collectif "Rendre la justice", le président du Tribunal Judiciaire de Nice évoque le fonctionnement d’une institution manquant cruellement de moyens.

La justice peut-elle aller plus vite aujourd’hui ?

- Nous admettons bien volontiers la nécessité de statuer vite quand la situation le justifie. Nous le faisons tous les jours d’ailleurs, nous avons des audiences de référé, nous statuons sur requête, en comparution immédiate. Donc nous intégrons la décision d’urgence dans notre organisation mais il ne faut pas que cela se fasse au détriment du reste. Si nous jugeons tous les délits de voie publique en comparution immédiate, le plus souvent des délits simples, ce qui semble être une volonté assez générale, nous n’allons plus pouvoir juger les délits plus complexes comme les escroqueries, les abus de faiblesse, les infractions fiscales, dans un délai normal. Il va nous falloir beaucoup plus de temps, voire nous n’arriverons pas à les juger.

Comment en est-on arrivé à cette situation ?

- Une logique gestionnaire est naturellement venue s’insérer dans le fonctionnement de la justice. Je dis naturellement parce qu’il appartient aux gestionnaires de la justice comme à tous les autres gestionnaires de l’argent public d’être précautionneux et de donner le maximum aux citoyens pour le moindre coût. Cela étant, encore une fois, il ne faut pas que cette volonté rationnelle vienne au détriment d’autres principes. L’évaluation des juridictions est faite aujourd’hui essentiellement au regard de la productivité. On va comparer le nombre de décisions rendues par un magistrat dans une même situation, pour un même contentieux, à Nice, Bordeaux, Lille… De manière à évaluer l’efficience de la juridiction et du magistrat. C’est un raisonnement qui est intéressant mais on ne peut pas axer uniquement la qualité de la décision rendue sur le nombre de décisions rendues.

Cette pression pourrait-elle avoir comme conséquence de la précipitation, éventuellement des erreurs ?

- Non, quand même pas, parce que les magistrats font attention aux décisions qu’ils rendent, mais il s’instaure une pression naturelle pour rendre les décisions attendues dans le délai le plus bref possible. Personne ne peut se satisfaire de voir une affaire durer trois, quatre ans devant un tribunal et spécialement pas le magistrat chargé de cette procédure. Pendant le confinement nous avons dû annuler un certain nombre d’audiences, renvoyer beaucoup de dossiers.
Les magistrats chargés de ces dossiers en ont beaucoup souffert. Ils font des efforts pour essayer de rendre les décisions dans un délai raisonnable et voir s’aggraver la situation de leur chambre, donc prendre du retard, est très insatisfaisant pour eux. Il y a un équilibre à trouver entre la qualité de la décision et le délai. Tout cela se greffe sur un manque de moyens humains et matériels criant.

Le garde des Sceaux avait annoncé en septembre un budget "historique" pour la justice en 2021, en hausse de 6%. Est-ce toujours insuffisant ?

- Nettement. Un syndicat de magistrats a calculé que pour rattraper l’Allemagne en nombre de magistrats, au vu de l’augmentation prévue en 2021 en France, il faudrait 150 ans ! Cet exemple se suffit à lui-même. Il est très satisfaisant que le ministre ait obtenu un abondement plus important. Mais cet abondement vient en grande partie rattraper ce que la loi de programmation pour la justice avait prévu et qui n’avait pas été respecté jusque-là. Les manques sont encore criants partout. À cette heure, il manque cinq magistrats dans mon tribunal sur 48, soit 10% de mon effectif, c’est beaucoup. Et ce, malgré les renforts que la Cour d’appel a pu nous donner. Il manque aussi beaucoup de greffiers, partout.

Si demain vous pouviez avoir les cinq magistrats qui vous manquent, est-ce que cela suffirait ?

- Nous allons tourner, c’est-à-dire que nous allons travailler comme nous le faisions auparavant. Le nombre de magistrats que j’évoquais est le nombre théorique. C’est-à-dire que la chancellerie prévoit qu’à Nice il doit y avoir 48 magistrats du siège. Mais même ce chiffre est manifestement insuffisant pour avoir un fonctionnement normal. Il est difficile de fixer un nombre idéal, mais je pense qu’il faudrait 55 magistrats du siège et quelques magistrats du parquet de plus également puisqu’ils sont en nombre très insuffisant. Par rapport à la moyenne européenne c’est une catastrophe. (…) J’ai un point de vue parfaitement objectif car la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej) effectue régulièrement des comparaisons entre les différents pays européens et nous savons que la France sous-finance sa justice de manière habituelle et de manière significative (*).

Malgré ce manque de moyens, la justice française fonctionne t-elle bien ?

- La justice fonctionne du mieux qu’elle peut. On ne peut pas dire que la justice fonctionne parfaitement quand nous supportons des délais parfois déraisonnables de traitement de certaines affaires. Il en va ainsi dans certaines affaires criminelles qui mettent trop longtemps à être instruites et trop longtemps à être jugées. Cela dépend du nombre de juges d’instruction mais aussi du nombre d’enquêteurs de la police et de la gendarmerie qui sont également en nombre très insuffisant pour un fonctionnement optimal. Tout comme le nombre de magistrats et de fonctionnaires affectés aux Cours d’assises et le nombre de salles d’audience pour les Cours d’assises.

Cela vient-il d’une stagnation des effectifs ou d’une inflation des affaires ?

- Nous sommes passés au début des années 2000 de l’ordre de 6 500 magistrats à entre
8 500 et 9 000 à l’heure actuelle donc il y a eu un accroissement du nombre de magistrats. Il y a eu un accroissement modéré du nombre des affaires mais surtout il y a un accroissement continu des compétences et des charges
pesant sur les tribunaux. Il a été créé de nouveaux contentieux et il en est créé régulièrement. Nous avons à prendre en charge depuis le mois de janvier un nouveau contentieux qui est celui du contrôle de l’isolement et de la contention en hôpital psychiatrique. C’est un contentieux qui n’existait pas. Il est naturellement de la compétence de la justice judiciaire mais il n’a évidemment été donné aucun moyen complémentaire à la justice pour cela.

Vous devez donc faire des choix...

- Je fais cela tous les jours. Ce n’est pas un choix, on juge ou on ne juge pas. En sortie de confinement l’année dernière nous avions pris beaucoup de retard dans tous les contentieux. On s’est posé la question de savoir ce que nous devions faire. J’ai pris la décision de privilégier les contentieux urgents, spécialement les référés et les affaires familiales (divorces, pensions alimentaires, droits de visite). Ce qui veut dire que j’ai supprimé une grande partie du reste de l’activité civile et j’ai demandé aux magistrats et aux greffiers de venir travailler sur ces deux domaines. Nous avons pris beaucoup de retard sur l’activité civile de fond (les contrats, les baux, la construction, etc.) mais nous sommes restés dans des délais raisonnables pour les référés et les affaires familiales. Mais des personnes attendent leur procès. J’en suis désolé pour eux mais on ne peut pas faire autrement.

Quel est le plus difficile dans votre fonction ?

- C’est de voir tout ce qu’il faudrait faire et de constater ce que l’on peut faire. En termes psychiatriques on appelle cela les injonctions paradoxales. On vous dit à la fois : il faut juger très bien, il faut parfaitement motiver, donc prendre du temps, et il faut tout juger.

Quelles sont vos satisfactions ?

- C’est que la juridiction arrive à fonctionner dans les moins mauvaises conditions au regard des circonstances. Nous avons une juridiction qui est composée de très bons éléments, de personnes qui sont volontaires. Il est important d’arriver à conserver une atmosphère de travail positive et d’avoir les relations les meilleures avec notre environnement, les avocats, les huissiers de justice.

(*) D’après une étude de la Cepej publiée en 2020, basée sur des données de 2018, la France dépense en moyenne pour sa justice 69,90 euros par habitant, soit beaucoup moins que l’Espagne (92,60 euros/habitant), la Belgique (83,70 euros) ou l’Italie (83,20 euros).

Complexité et temps long

Marc Jean-Talon fait partie des 65 magistrats qui ont contribué au livre "Rendre la justice" (éditions Calmann-Lévy), paru en mars et coordonné par Robert Salis, réalisateur du film du même nom. Il raconte pourquoi il a choisi de faire l’"Eloge de la complexité et du temps long" ».

"C’est un sujet qui me tient à cœur. Je constate de manière générale que notre société tend de plus en plus à écarter les débats complexes. On veut apporter des réponses simples à des questions que l’on veut simples et aller vite. Cela vaut dans tous les domaines y compris des domaines techniques. Vous avez des journaux qui, sur des domaines très complexes, font un sondage d’opinion auprès de leurs lecteurs du type "Oui ou non ?". Notre société ne peut pas tout simplifier. Il y a des questions qui peuvent être résolues simplement, heureusement, mais la plupart demandent une expertise, une réflexion, la prise en compte de positions divergentes.
En matière de justice, la plupart des questions que nous avons à évoquer sont des questions complexes. Or la loi et la volonté gouvernementale nous poussent à aller le plus vite possible dans un certain nombre de cas. Nous avons un bon exemple très récent avec la réforme des Cours criminelles départementales puisque ce qui est souhaité c’est traiter de manière plus rapide une situation éminemment complexe, car dans la plupart des cas il s’agit de viols, dont un certain nombre sont contestés. L’objectif non dissimulé est de juger plus vite les accusés. Or, tout l’intérêt de la Cour d’assises c’est la présence des jurés et le temps nécessaire à ce qu’ils puissent se faire une conviction. Et donc les Cours d’assises sont longues par rapport à un tribunal correctionnel. On essaie de condenser le temps et d’apporter une réponse plus rapide. Est-ce que nous pouvons tout faire plus vite alors que la société est plus complexe ? Est-ce nous pouvons apporter toujours des réponses simples à des questions complexes ? Je dirais non."

La justice vue par les magistrats

Le livre "Rendre la justice", écrit sous la direction de Robert Salis, regroupe les témoignages de 65 magistrats. "Je les ai contactés en leur demandant de rédiger un texte autour de leur conception de la justice et de la magistrature en leur donnant carte blanche quant au choix du sujet", écrit dans l’avant-propos Robert Salis, qui prépare un tome deux consacré aux avocats.

Toutes photos de l’article DR S.G

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