Regard sur le droit (...)

Regard sur le droit et les démons de l’éthique animale par Hania Kassoul, Doctorante

  • le 21 juin 2016

"Considéré comme un être sensible, l’animal est aussi un bien susceptible d’appropriation" Hania Kassoul, Doctorante

Qu’il s’agisse du droit lui-me ?me ou des domaines qu’il est
susceptible d’administrer, les sciences n’ont pas fini de se de ?battre avec les questionnements e ?thiques. Les dilemmes pose ?s par la rencontre entre l’e ?thique animale et les lois humaines n’e ?chappent pas a ? ce sche ?ma.

En effet, la souffrance animale est un sujet d’actualite ? qui occupe le terrain me ?diatique, mais trouvant depuis longtemps un traitement philosophique (1).
Sommes-nous complices de la barbarie dont sont victimes les animaux, tel qu’a pu l’affirmer la presse tre ?s re ?cemment (2) ?
Une re ?flexion e ?thique se saisit de cette souffrance, apparaissant comme l’enjeu syme ?trique de la qualite ? de la conscience humaine.

Science sans conscience n’est que ruine de l’a ?me. Cette formule rabelaisienne est une ce ?le ?bre signature du courant humaniste. Elle porte certaines clefs de l’e ?thique animale mais aussi, paradoxalement, ses de ?mons. Notre droit repose sur une conception de l’Homme dont il fait la promotion, notamment au travers de la doctrine fondamentalement humaniste de l’autonomie de la volonte ? : la volonte ? est au cœur de l’Homme, et l’Homme est au cœur de tout.

Le droit a longtemps fait de ce paradigme ses lettres de noblesse, mais si la dignite ? due a ? l’Homme est pre ?gnante, qu’en est-il de celle due par l’Homme aux choses soumises a ? sa volonte ? ? La place des animaux est souvent reste ?e invisible dans ce monument qu’est l’humanisme. D’aucuns diront me ?me que « l’abattoir est sa meilleure invention car l’entreprise meurtrie ?re qu’il y e ?tablit n’est guette ?e par aucun des deux poisons qui pourrait l’e ?puiser : la lassitude et la culpabilite ? » (3). C’est ce qui est de ?nonce ? aujourd’hui dans les scandales des abattoirs, au travers d’images chocs re ?ve ?le ?es au grand public. Ce qui a e ?te ? baptise ? la violence de l’humanisme (4) pousse l’Homme a ? s’interroger sur l’indignite ? de son propre comportement, ainsi que sur son rapport aux animaux.

La conception juridique de l’animal appartient a ? une compre ?hension qu’on pourrait qualifier de schizophre ?nique. Conside ?re ? comme un e ?tre sensible be ?ne ?ficiant d’un re ?gime de protection, l’animal est aussi un bien susceptible d’appropriation, ce qui le prive de la reconnaissance d’une forme de personnalite ?. Il est ine ?vitablement soumis au bon vouloir des sujets de droit. La lecture des diffe ?rentes dispositions normatives, disperse ?es dans diffe ?rents Codes, et de la jurisprudence est symptomatique de cette dichotomie.
Son identite ? est polymorphique. Domestique ?, il est cet e ?tre
d’e ?motions dont l’Homme appre ?cie la compagnie, soigne ?, aime ? et dont la valeur affective est revendiquée devant les tribunaux. Sauvage, il est assujetti à une logique de protection et de gestion des stocks et du patrimoine naturel. Quand il devient une denrée dont la valeur est économique et industrielle, sa destinée nourrit des appétits moins préoccupés par son bien-être que par sa productivité. Le droit fait donc la part des choses selon l’acception concernée. Toutefois, les récents scandales liés à l’alimentation et au traitement des animaux d’élevage ont brouillé le sens de ce discernement. L’évolution des mœurs aidant, le juge se préoccupe plus volontiers de la souffrance animale. Il statue aussi bien sur le sort des animaux les mieux lotis, consacrant ainsi l’attachement d’un maître à son chien qui est « un être vivant, unique et irremplaçable, et un animal de compagnie destiné à recevoir l’affection de son maître, sans aucune vocation économique » (5), que sur la mise à mort des poussins d’élevage.

C’est ainsi que le 8 mars dernier (6), le Tribunal correctionnel de Brest a condamné, notamment pour mauvais traitements d’animaux et souffrance inutile, et destruction volontaire et sans nécessité d’animaux, un couvoir breton dont les méthodes d’élimination des poussins mâles consistaient : soit en le broyage des animaux conscients et vivants, soit en l’étouffement dans des sacs poubelles. La juridiction vise notamment le nouvel art. 515-14 du C. civ. en rappelant que le poussin est un être doué de sensibilité, et s’appuie sur les normes imposées en matière d’abattage pour
affirmer « une obligation de rechercher et mettre en œuvre une mesure supprimant tout risque de souffrance préalable à la mise à mort des poussins qui doit être immédiate ». Le Tribunal motive la condamnation en s’intéressant précisément au bien-être de l’animal, estimant que « destiné à devenir un poulet de chair, cette destination ne peut lui enlever cette capacité à ressentir dès sa naissance par éclosion, capacité qu’ont de nombreux animaux, des agressions, des situations stressantes, contraires à son bien-être et paradoxalement tout aussi stressantes pour son développement futur même s’il est destiné à mourir très rapidement par euthanasie ».

On le voit, si l’animal domestique est unique aux yeux de son maître, tel n’est pas le cas des animaux d’élevage. Pourtant l’évolution contemporaine du droit interroge de plus en plus sur la considération de la cause animale et de l’élaboration souhaitable d’un statut sui generis. Cette problématique a son poids pratique et écologique, quand on sait que 65 milliards d’animaux sont destinés chaque année à l’industrie alimentaire dans le monde (7), que la France compte 63 millions d’animaux domestiques (8), sans compter les centaines de millions de sujets livrés à l’expérimentation scientifique ou à l’industrie de la fourrure... Mais la valeur intrinsèque du questionnement qui anime l’éthique animale réside dans une valeur plus métaphysique, celle qui donne un sens aux gestes de l’Homme. En l’occurrence, que dit notre droit sur ce que nous nous autorisons à infliger à ceux qui n’ont pas voix au chapitre ? La promotion de la cause animale est indubitablement consubstantielle à celle d’un modèle d’Humanité plus ambitieux. Un mouvement est en marche, au travers d’une croissante réceptivité institutionnelle (9), démontrant que les âmes sensibles ne sont pas les seules à déplorer la condition pour le moins décevante des animaux dans nos sociétés modernes. Néanmoins, c’est avec un excès de timidité, voire avec crainte ou frilosité parfois, que le droit œuvre vers plus de progrès. Le projet éthique du droit reste lent et laborieux. Si l’espoir d’une meilleure conscience est bien présent, il faut néanmoins regretter que « les animaux devront encore patienter avant que cesse leur enfer » (10).


Hania Kassoul, Doctorante

1. V. not. VOLTAIRE, Pensées végétariennes ;P. SINGER, La libération animale ; J. DERRIDA, L’animal donc je suis.
2. Une Libération, 17 mai 2016.
3. Fl. BURGAT, Préface, La violence de l’hu-manisme.
4. P. ROUGET, La violence de l’humanisme.
5. Civ. 1ère, 9 déc. 2015, pourvoi N° 14-25910.
6. D. Actu. 14 avril 2016.
7. Le Monde, « Avant d’être cancérigène, la viande est polluante pour la planète », 30 oct. 2015. Adde F. NICOLINO, Bidoche,L’industrie de la viande menace le monde.
8. Enquête FACCO/TNS SOFRES mai 2015.
9. Cf. not. Plan d’action pour le bien-être des animaux 2016-2020 présenté par S. LE FOLL le 5 avr. 2016. Adde depuis le 1er janv. 2016, l’ordonnance N°2015-1243 du 07 oct. 2015 relative au commerce et à la protection des animaux de compagnie.
10. P. ROUGET, La violence de l’humanisme, p.149

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