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Taubira et les notaires, dans un subtil jeu de rôles

Les praticiens, réunis en congrès à Marseille, auraient pu avoir toutes les raisons du monde d’en vouloir à la garde des Sceaux. Ils lui ont exposé leurs doléances. Et la ministre leur a répondu favorablement. Comme toujours.

Le 30 mai dernier vers midi, la silhouette voutée et arrondie de Jean-Claude Gaudin se dessine sur le fond représentant Marseille vue de la mer, « Bonne mère » et Vieux port parfaitement reconnaissables. Le maire de la deuxième ville de France vient de recueillir les applaudissements nourris des 3 500 participants au 110ème congrès des notaires réunis dans un vaste hall anonyme au parc Chanot, à quelques dizaines de mètres du stade Vélodrome. « Les contraintes juridiques ne facilitent pas la fluidité du marché immobilier », vient d’affirmer Jean-Claude Gaudin, s’attirant aussitôt la sympathie des professionnels. « Les notaires jouent un rôle majeur comme rédacteurs de la plupart des actes de notre vie », a-t-il ajouté pour faire bonne mesure.

Cela suffit à garantir sa popularité parmi les congressistes. Car les notaires ont besoin de sentir qu’on les aime. Chaque année, la séance inaugurale du congrès fournit à la profession une occasion de présenter des doléances aux pouvoirs publics. Et chaque année, le garde des Sceaux en titre répond favorablement à chacune de ces attentes. Comme dans un spectacle vivant dans lequel chacun connaît très exactement son rôle, le président du Conseil supérieur du notariat (CSN), Jean Tarrade, et la ministre de la Justice, Christiane Taubira, livrent un numéro de duettistes très au point, tout en flatteries et en sous-entendus. « Quel bonheur, quel honneur » de recevoir la garde des Sceaux, lâche le représentant du notariat, même si personne, de mémoire de notaires, ne peut se remémorer une séance inaugurale sans la présence d’un ministre.

Baisse annoncée de la rémunération

« Je vais vous parler du désarroi d’une profession exaspérée », poursuit le professionnel. Les notaires redoutent en effet une évolution de la tarification de leurs services. Pressé par la Commission européenne de réformer le statut privilégié des professions réglementées, le gouvernement envisage de faire baisser la rémunération des notaires. Ce que l’on appelle communément « frais de notaires » comporte des droits de mutation et des coûts divers, perçus par l’Etat, mais aussi, pour environ un cinquième de ces frais, la rémunération des praticiens. Cette somme est calculée à partir d’un pourcentage de la valeur du bien, un montant d’autant plus important que le prix de vente est élevé. Or, le travail fournit par les praticiens ne diffère pas selon le prix de l’immeuble. Selon certaines sources gouvernementales, un forfait pourrait bientôt remplacer le pourcentage. Pour les notaires, c’est un chiffon rouge. « La situation économique est difficile ; la moitié des notaires sont endettés ; certains ne se paient pas depuis plusieurs mois pour pouvoir conserver leurs salariés », déplore Jean Tarrade. La ministre se garde bien de répondre sur le fond. Elle se contente, s’adressant au CSN, de saluer « la vigilance avec laquelle vous observez tous les périls qui guettent votre belle profession ».

Le propos du représentant de la profession à l’encontre de la Commission européenne est bien plus sévère, et emprunte au registre populiste. Le président du CSN décrit « Bruxelles » comme une hydre inféodée au « diktat d’outre-Atlantique » et soutenue par « les moutons bêlants que sont les adeptes du droit anglo-saxon ». On l’a bien compris, « la victime, c’est le notariat », qui subit « un acharnement inouï depuis tant d’années de la part d’une corporation qui prend ses ordres hors d’Europe ». La Commission européenne, qui défend l’idée que le maintien de professions protégées limite la liberté des prix, empêche l’expansion de marchés et corsète l’économie, en prend pour son grade. Entre les impératifs européens et la protection des intérêts des notaires français, la ministre de la Justice n’hésite pas une seconde. Elle décrit les initiatives de la Commission comme « l’une des principales sources de péril » et les résistances de Paris, maintes fois sermonnée par les institutions de Bruxelles, comme autant de « victoires ». « Pour peser dans nos batailles, la préséance du droit continental, chargé de plus de sécurité juridique que la common law, s’impose », lance Christiane Taubira, très applaudie.

Mots doux

Jean Tarrade n’hésite pas à défendre le principe de professions réglementées : « il y en a 120 et celles qui ne le sont pas rêvent de le devenir ». Hors de question, pour autant, d’admettre un point commun entre notaires, pharmaciens, coiffeurs ou surtout taxis. « Le chauffeur de taxi n’est pas nommé par le ministre des Transports et ne véhicule pas son client au nom du peuple français », lâche-t-il. Plus tard, le président du CSN confie : « j’ai été invité à débattre sur Europe 1 avec le président des taxis. Nous n’avions pas grand-chose à nous dire ». Christiane Taubira obtempère sans rechigner. « Personne de sensé n’aurait idée de comparer le taxi et le notaire », lâche-t-elle avant d’ajouter, badine, que cette diatribe, inédite, visant les taxis « laisse présager une accalmie sur le front des relations avec les avocats… ».

Les notaires entretiennent avec le gouvernement un autre sujet de discorde : la loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR), huée avec insistance par les congressistes, dès son évocation par Jean Tarrade. « Toute la mise en œuvre de ce texte laisse pantois. L’objectif de construction de 500 000 logements est hors de portée. Il faudrait, pour y arriver, baisser la plus-value sur les terrains à bâtir », suggère-t-il. L’un des objectifs de la loi consistait précisément, au-delà de la construction de logements et de la limitation des loyers, à limiter l’emprise foncière et l’artificialisation des sols. Christiane Taubira botte en touche : après avoir rappelé que les rédacteurs de la loi ont choisi de « faire confiance aux notaires pour l’immatriculation des copropriétés », elle précise que « la nouvelle ministre du Logement [Sylvia Pinel] annoncera, le 25 juin, des dispositions visant à l’aménager ». Mais les notaires ne semblent pas en vouloir à leur ministre de tutelle. « On peut comprendre que, pour des raisons politiques, elle ne souhaite pas en dire davantage », admettra, ensuite, Jean Tarrade, bienveillant. Il est vrai que la garde des Sceaux aura su glisser, dans son discours, ces mots doux qu’aiment entendre les notaires : « Le gouvernement pense que le droit n’est pas une marchandise », « le notaire n’est ni un fonctionnaire d’Etat, ni un prestataire de services, mais doit occuper sa place d’officier ministériel » ou encore « la confiance dont vous bénéficiez repose sur le fait que vous ne facturez pas le conseil par principe car il est gratuit ». Du baume sur les plaies, tout comme les applaudissements généreux recueillis par la ministre, qui n’en espérait sans doute pas tant.

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