2010 : la rémission (...)

2010 : la rémission illusoire

Sous l’effet de plans de relance budgétaire massifs, l’activité a cette année moins souffert que ce qui était redouté. Ce qui fait penser aux autorités que la crise est circonscrite. Que l’austérité en Europe et la planche à billets aux Etats-Unis suffiront au retour de la prospérité. Mais le virus demeure : la bulle de la dette ne cesse d’enfler.

Il va falloir cette année renoncer à l’orthodoxie comptable. Au moins provisoirement. Car pour équilibrer le bilan de l’exercice, dont le passif est envahissant, il faut passer en contrepartie une grosse ligne d’espérances douteuses qu’aucun commissaire aux comptes ne saurait qualifier de « sincères ». Bien qu’elles donnent une « image fidèle » de la situation : celle d’une société largement prisonnière des faux-semblants et du déni de réalité. Convenons qu’il soit difficile d’apostasier les croyances que nous avons longtemps nourries et qui, le plus souvent, nous ont généreusement rassasiés. Personne, en effet, ne peut contester la contribution de l’économie de marché, du libre-échange et du capitalisme financier, à la prospérité générale. D’autant que pour renforcer les convictions, l’économie centralisée et le capitalisme d’Etat soviétiques ont entretemps fait faillite. On ne le leur reprochera jamais assez : privé de compétiteur, le modèle occidental a exercé son monopole dogmatique avec la superbe du vainqueur absolu. Et exploité jusqu’à l’outrance les avantages comparatifs d’une doctrine aussi manifestement insurpassable. Le libre-échange a ainsi muté en globalisation frénétique ; le libéralisme a assassiné toute velléité règlementaire des Etats ; la finance a cannibalisé la richesse des nations. Et donc survint logiquement une crise. Grave – à la hauteur des excès préalablement commis. Dans un tel contexte, la raison commande de : 1. Prendre la juste mesure des dégâts ; 2. Eradiquer les foyers infectieux ; 3. Mettre en place un dispositif dépourvu des tares antérieures ; 4. Imposer la réglementation appropriée au nouveau paradigme. On est au regret de constater qu’en 2010, les dirigeants se sont plutôt écartés de la démarche rationnelle requise.

Déni de réalité

Avec les effets, même modestes, des plans de relance budgétaire d’une ampleur considérable – et donc très déstabilisants pour les finances publiques –, les dirigeants ont préféré se ranger à l’idée que l’économie était en voie de redressement ; que le pire était désormais écarté ; qu’en serrant les boulons et en s’armant de patience, tout allait pouvoir redevenir comme avant. Le simple bon sens commande pourtant de s’arrêter à ce constat : dans le schéma retenu de relance dite keynésienne, la dépense d’un dollar supplémentaire de fonds publics génère une croissance du PIB supérieure au dollar investi, dans la proportion du fameux « multiplicateur keynésien ». Mais aujourd’hui, il faut claquer 4 à 5 dollars de fonds publics pour générer 1 dollar de croissance. Si la théorie keynésienne est pertinente (ce qui est vraisemblable), cela signifie que l’état réel de l’économie est catastrophique. Et que sans ces énormes stimuli publics, nous aurions effectué un plongeon olympique. Il y a donc péril en la demeure. Pourtant, après un premier G20 d’après-crise encourageant (au niveau des intentions), ceux de Toronto et de Séoul, cette année, ont renvoyé la prétendue « gouvernance » mondiale dans le train-train du « chacun pour soi et advienne que pourra ». L’Europe a choisi l’option de la rigueur vertueuse et attaque à la cognée les budgets publics ; l’Amérique a choisi l’imprimerie et la FED inonde la planète de dollars surnuméraires ; la Chine se pose en arbitre des élégances et défend un pragmatisme de charbonnier auvergnat ; les autres comptent les points et essaient d’échapper à la fois au brigandage spéculatif des Yankees et à la contraction prévisible de la demande européenne. Comme climat d’étroite coopération, on a connu mieux…

Confusionnisme décisionnel

Il serait injuste de prétendre que les gouvernements n’ont pas, cette année, mené des actions liées au contexte de crise. Aux Etats-Unis, le Président Obama a bien fait voter une réforme du système de santé, en vue de renforcer la solidarité collective : un facteur important de cohésion, en cette période marquée par le délitement de la société. Mais les analystes estiment que les effets réels de cette réforme ont été rendus insignifiants par la puissance de feu des lobbies opposés au dossier fétiche du Président.

En France, a été votée la refonte des régimes de retraite, depuis longtemps nécessaire bien que constamment différée en des temps plus favorables sur le plan conjoncturel. Il en est résulté d’importants mouvements protestataires qui n’ont pas entravé l’adoption d’une réforme inévitable. Si la contestation était mal-fondée par rapport aux motifs affichés, elle témoigne quand même du sentiment de détérioration réelle des conditions de vie du plus grand nombre – et de perspectives d’avenir moroses. Un climat social orageux qui s’installe et devrait se renforcer, en Europe, avec les conséquences douloureuses de la généralisation des plans d’austérité, auxquels se soumettent, en premier lieu, les Etats qui sont déjà les plus fragiles… Après une phase de relance budgétaire qui a surtout profité au système financier, l’Europe se serre maintenant la ceinture pour rembourser ses dettes… aux banquiers. Il n’est donc pas étonnant que les populations concernées se mettent à douter de la cohérence et de l’équité du mode de fonctionnement actuel de nos sociétés.

Pusillanimité politique

Quelques faits marquants ont renforcé, cette année, la conviction que le pouvoir politique est de plus en plus subordonné aux affaires. Aux Etats-Unis, la marée noire du Golfe du Mexique a donné lieu à davantage de gesticulations que d’actions coercitives de la part de la Maison-Blanche, bien que la responsabilité de BP dans la catastrophe soit clairement engagée. En dépit des sommes importantes déjà acquittées par la Compagnie, les dégâts de la catastrophe sont loin d’être compensés. L’action judiciaire, tardivement engagée par l’Etat fédéral, est ainsi suspecte de n’être qu’un faux-nez pour permettre aux pétroliers américains de dépouiller leur consœur anglaise. Sur le plan de la finance, l’action réglementaire décidée aux Etats-Unis, censée prévenir la survenance d’une nouvelle crise, a abouti à l’adoption d’un texte qui se distingue par son épaisseur (environ 1 000 pages !) mais ne brille pas par sa rigueur : Wall Street a mobilisé ses juristes et son argent pour transformer le Dodd-Franck Act en placebo.

L’Europe, sur ce terrain, se montre plus incisive. Sous la houlette d’ Angela Merkel, il devient de plus en plus probable que « le secteur privé contribue au renflouement » des Etats impécunieux. Entendez par là que les banquiers devront accepter la restructuration des dettes souveraines – donc des pertes abyssales –, en contrepartie de la création d’euro-obligations garanties par l’Union. Les lignes de défense de la grosse artillerie financière pourraient se trouver enfoncées : depuis que les vannes de WikiLeaks se sont ouvertes sur les égouts de la diplomatie yankee, et menacent d’explorer le cloaque de sa finance, le prestige résiduel de l’Oncle Sam est en train de s’évanouir, alors que le mythe de sa puissance militaire s’estompe. 2010 pourrait ainsi marquer le prélude au dernier acte : celui qui consacrera le constat de la ruine des USA.

Par Jean-Jacques JUGIE

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