2011 : vers le retour au

2011 : vers le retour au réel

Les autorités ont dû abandonner la fiction d’un « trou d’air » momentané et reconnaître la gravité de la crise en cours. Deux formes de réponse se sont opposées : la planche à billets anglo-américaine et l’austérité européenne. Mais le problème central de la dette demeure irrésolu. Et la croissance, faible cette année, promet de mollir encore.

L’année qui s’achève aura été riche en turbulences. Sans véritable surprise, toutefois : si l’exercice 2010 était caractérisé par un opiniâtre déni de réalité au sein des autorités, 2011 a dérivé le déni, au sens mathématique du terme, dans la plus pure tradition de l’ingénierie financière moderne. Plus question désormais de nier la permanence et l’intensité de la crise ; tous les efforts se sont concentrés sur les moyens de contenir ses effets sous une chape rhétorique de vertu plus ou moins artificieuse et d’orthodoxie plus ou moins intégriste. La méthode ne diffère guère des grandes processions propitiatoires d’antan, ces démonstrations massives et spectaculaires de la foi commune, destinées à apaiser le divin courroux lors de catastrophes naturelles ou d’épidémies dévastatrices. Au cas d’espèce, la promesse universelle de revenir à une rigueur parcimonieuse dans la gestion publique vise à calmer la sainte colère des créanciers, à ranimer l’espérance d’une croissance bienfaisante et à remettre la pâte dentifrice de la dette dans le tube. Un acte de contrition émouvant, faute d’être nécessairement sincère, pour avoir contrevenu à une règle sacrée du dogme dominant : ne pas mettre en péril sa solvabilité. En cette fin d’année, les incertitudes majeures qui polluent l’atmosphère, depuis le début de la crise, n’ont pas été levées : au contraire, se renforce le doute sur l’aptitude des décideurs à maîtriser les outils qu’ils prétendent dominer. Et d’une façon générale, sur les convictions consensuelles qui ont forgé nos sociétés au long du demi-siècle écoulé.

Les convictions ébranlées

La catastrophe nucléaire de Fukushima n’a pas seulement démontré les limites de la technologie dans une activité réputée porteuse de risques considérables. Elle a mis en avant une réalité monstrueuse : la sécurité à long terme des populations, sur la planète entière, a été délibérément sacrifiée aux impératifs du compte d’exploitation. Une nouvelle manifestation du risque systémique, comme celui déclenché par les acrobaties téméraires du secteur financier. Autant de drames dont les conséquences ne sont à ce jour pas circonscrites et qui rendent suspect le consensus dominant, selon lequel le secteur du crédit et celui de l’énergie nucléaire, pour ne citer qu’eux, ne connaîtraient l’optimum que sous gestion privée. Autant de pierres jetées dans le jardin théorique du système capitaliste, qui a pourtant produit jusqu’alors des torrents d’opulence. Mais son bien-fondé est maintenant contesté par ceux, de plus en plus nombreux, qui ne profitent plus de ses bienfaits passés, et sa survie, à tout le moins en son état actuel, est objectivement compromise. Il en est résulté l’émergence de mouvements protestataires « spontanés » : aux Etats-Unis, le Tea Party et son double Occupy Wall Street, ce dernier étant décliné un peu partout dans le monde, aux côtés des mouvements d’Indignés européens. Hétéroclites, mais témoins d’un malaise général. De même la surprenante éclosion des « printemps » méditerranéens. Mais leur évolution déliquescente met à mal la conviction de l’excellence et de l’universalité de la démocratie élective. Outre le fait que les révolutions en cause ont été manifestement catalysées, voire suscitées par les puissances occidentales, puis orientées, voire manipulées par les mêmes, sur la base de motivations plus boutiquières qu’humanitaires… Bref, 2011 a commencé à dynamiter bon nombre de « valeurs sûres » de l’imaginaire collectif.

Les souverains dépréciés

La grande affaire de l’année aura été le feuilleton grec, symptomatique de la dépréciation généralisée des signatures souveraines. Un processus également systémique, puisque les emprunts souverains constituent une bonne part des actifs des institutions financières en général, et des banques en particulier. Si bien que l’image la plus représentative des Etats et de leurs établissements de crédit, c’est celle de l’aveugle soutenant le paralytique. Une situation qui était parfaitement prévisible, dès lors que l’approche du problème du crédit n’a pas changé : tout le monde sait impossible d’amortir la montagne de dettes privées et publiques, mais chacun continue d’agir comme si quelques sacrifices pouvaient en venir à bout.
La stratégie d’un soutien à tout prix accordé au système financier, pourtant responsable du marasme, illustre l’option irréversible pour une fuite en avant mécaniquement vouée à l’échec, car il faudra bien se résoudre à accepter les effets d’une restructuration massive de l’endettement mondial, et à constater ses effets destructeurs de richesse.
D’ici là, la déroute programmée des finances fédérales américaines, après l’échec de la Commission bipartisane chargée d’y apporter un semblant d’ordre, conjuguée à la situation de faillite avérée de la plupart des Etats fédérés, pourrait être la « grande affaire » de l’année à venir. Avec comme perspective interne la montée en puissance de la chienlit politique et sociale. Le climat d’urgence en Europe monopolise l’attention du moment ; mais dans le silence des médias, la situation américaine subit une détérioration accélérée. Nous arrivons probablement au seuil de la grande épreuve pour le dollar, et pour l’industrie financière yankee.

L’Europe fragilisée

Après avoir aligné un nombre invraisemblable de « sommets » présentés comme aussi décisifs les uns que les autres, l’Europe a dramatisé la tenue du dernier, en décembre, considéré comme celui de « la dernière chance ». La dernière chance pour l’avenir de l’euro, selon les dires officiels : il est vrai que le risque n’est pas imaginaire, dans la guerre des monnaies qui sévit depuis de longues années. Les Anglo-américains ont avantage à crédibiliser la fragilité de l’euro, qui remet un peu de fard sur la pêche d’un dollar agonisant et permet à Wall Street de mieux siphonner les liquidités mondiales. L’Union a-t-elle saisi sa dernière chance dans ce sommet ? Le projet de traité qui en est résulté, en la forme d’un engagement solennel de rétablir les équilibres budgétaires sous de rigoureuses contraintes formelles, suscite des appréciations contrastées.
Pour certains commentateurs, c’est le témoignage d’une volonté d’airain, au moins au sein de l’Eurogroupe, de renforcer la convergence jusqu’à l’intégration budgétaire et fiscale, gage d’une gestion sérieuse. Un élan de puissante cohésion, donc, au lieu du délitement redouté. Pour d’autres, plus nombreux, le projet n’est qu’un atermoiement supplémentaire, principalement inspiré par les préoccupations électoralistes du « couple franco-allemand », soucieux de se présenter au scrutin en « sauveur » de l’Union.
Il faut admettre que la mise en musique de ce projet de « traité intergouvernemental » promet de rencontrer de multiples bémols, tant pour l’enthousiasme modéré qu’il rencontre auprès des dirigeants que pour les obstacles de sa ratification par chaque Etats-membre (référendum ou accord parlementaire).
Les marchés, quant à eux, se sont plutôt rangés du côté des sceptiques – mais leurs anticipations, on le sait, ne sont pas nécessairement pertinentes. L’avenir proche apportera la réponse (la signature du traité est prévue en mars prochain) et éclairera la position (téméraire) de la Grande-Bretagne, qui a préféré s’isoler faute d’avoir obtenu des compensations dérogatoires pour la City. La fidélité d’Albion à ses cousins américains pourrait bien, cette fois-ci, coûter très cher au Royaume…

La croissance en berne

Espérée dynamique en début d’exercice, la croissance n’a pas été au rendez-vous. Ralentie quoique toujours vivace chez les émergents, elle est restée très en dessous des attentes aux Etats-Unis et en Europe, à l’exception de l’Allemagne qui achève l’exercice sur un score très honorable. Ces résultats appellent un constat dérangeant : ni la planche à billets américaine (avec le recours au quantitative easing massif), ni son contraire, l’austérité européenne caractérisée par la rigueur budgétaire et l’orthodoxie (relative) de la BCE, n’ont produit des effets positifs sur l’activité. En d’autres termes, la boîte à outils est vide.
Tous les organismes spécialisés ont revu à la baisse les objectifs de croissance pour 2012, tant au sein de l’OCDE que dans les pays émergents. Voilà qui confirme l’intuition selon laquelle, dans un monde globalisé, tout devient systémique : la prospérité est certes épidémique, mais la déprime l’est aussi. L’année qui vient promet ainsi d’être rigoureuse au quotidien, chaotique pour les gouvernements, massacrante pour les Bourses et généreuse pour les valeurs-refuge.

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