Au-dessus du volcan

Quelques vigoureuses velléités de réglementation financière, combattues par les lobbys aux Etats-Unis et par… ceux qui les manifestent, en France. Un climat totalement surréaliste surplombe le volcan de la finance, où viennent s’insérer les propos surprenants de George Soros, l’icône des spéculateurs. Surprenants en apparence…

Eh bien, peut-être ne faut-il pas désespérer : petit à petit, comme l’oiseau fait son nid, les gouvernements s’activent à promouvoir une réglementation de la finance susceptible de faire obstacle aux principaux embarras qu’une trop grande liberté a générés. Après avoir regretté l’empressement allemand à interdire certaines opérations sur son propre territoire, les autorités françaises ont digéré l’affront d’une « absence de coordination » (comprenons par là : le fait de s’être fait voler la vedette) pour emboîter le pas à Dame Merkel : une lettre adressée à Barroso, signée conjointement par la Chancelière et le Président français, suggère que les travaux réglementaires de la Commission devraient « comprendre la possibilité d’une interdiction au niveau européen des ventes à découvert à nu de toutes ou de certaines actions et obligations et de certains CDS à nu sur titres souverains ». La formulation est à la fois ampoulée et inexacte : ampoulée parce qu’elle limite l’interdiction à une « possibilité », et ce sur « certains » titres ; inexacte, parce que la « vente à découvert à nu » de CDS, en supposant qu’elle existe, ne pose pas vraiment de problème : comme son prix est supposé représenter le coût de l’assurance contre la défaillance d’un emprunteur, toute pression baissière sur le cours signifie que la signature dudit emprunteur s’améliore.

Ce qu’il faut interdire, c’est l’achat d’une assurance par ceux qui n’ont pas besoin de s’assurer, car ils ne détiennent pas en portefeuille les créances concernées ; ce qu’il faut donc interdire, c’est l’émission de CDS dans la seule perspective de créer un support de pari spéculatif. Un pari souvent très risqué, et qui emporte des dommages collatéraux importants, à cause de l’effet de levier généré. Parce que le montant des CDS attachés à la dette grecque, par exemple, est ridiculement faible par rapport à celui de la dette elle-même. Si bien que la moindre hausse du cours desdits CDS (signifiant un accroissement du risque de défaillance), a pour effet de déprécier le cours de la dette existante et, par corollaire, de renchérir le taux auquel l’emprunteur peut désormais se financer. Si bien que toutes les manipulations sont possibles : vous vendez « à nu » de gros paquets d’emprunts, disons portugais ; puis vous achetez frénétiquement les CDS correspondants : sans dépenser pour autant beaucoup d’argent, vous faites monter vivement leur cours. Ce qui entraîne immédiatement la dépréciation de la dette portugaise et la poursuite de la hausse des CDS. Pour peu que vous ayez les moyens appropriés, vous gagnez (gros) sur les deux tableaux, par une procédure qui ressemble aux pratiques anciennes (et prohibées) de la « chaudière » sur le marché hors cote. Sans avoir besoin de faire un dessin, on comprend que les banques aient pu dégager de gros profits, depuis qu’elles ont inscrit les dettes souveraines dans le champ ordinaire de leur jeu spéculatif.

Dire et ne pas faire

Mais notre gouvernement, officiellement préoccupé par les effets dévastateurs de la finance-casino, s’est montré pusillanime dans l’intimité de l’Assemblée nationale, en rejetant un amendement opportunément déposé à la suite de la « lettre Merkel-Sarkozy », et visant à instaurer des pratiques restrictives du même ordre que celles qui ont été adoptées (et bientôt renforcées) par l’Allemagne. Les arguments avancés par Christine Lagarde, pour justifier ce rejet, dépassent le niveau de la langue de bois : « Il faut que nous restions sur cette logique européenne, dans un contexte franco-allemand… » assène-t-elle sans sourciller. C’est-à-dire que pour respecter ce contexte franco-allemand, renforcé par la récente lettre commune, il faut s’empresser de… ne pas suivre la voie allemande. Comprenne qui pourra. Et la suite de son explication est encore plus cocasse, lorsqu’elle évoque « le souci des volatilités considérables qui risquent de se produire si l’on s’amuse à faire du cavalier seul, fût-ce après les annonces qui ont été faites par l’Allemagne en mai ». D’abord, ce n’est plus un « cavalier seul » puisque l’on aurait l’Allemagne en croupe. Ensuite, les conséquences sont strictement contraires, Madame le ministre : si l’on supprime les outils de spéculation, on diminue fortement la volatilité. Et aussi les profits de l’industrie financière, bien entendu…

La position gouvernementale est d’autant plus curieuse que même l’icône de la spéculation professionnelle, en la personne de George Soros, vient de se prononcer en faveur de mesures restrictives. Pourquoi donc, penserez-vous ? On peut toujours supposer qu’il a été soudainement touché par la grâce de la moralisation de la finance. Mais ne rêvons pas. La raison est plutôt qu’il voit un peu plus loin que le bout du nez des politiciens. A savoir que le maintien des mécanismes actuels emporte la certitude d’une défaillance en chaîne des signatures souveraines. C’est-à-dire que non seulement les créanciers ne reverront, au mieux, qu’une fraction de leurs prêts, mais aussi que les garanties d’assurance par CDS ne pourront être honorées, à cause du défaut… des contreparties (les « rehausseurs de crédit », en particulier). Ce que ne dit pas Soros mais que son propos rend implicite, c’est que l’excès actuel de puissance de la finance pourrait contribuer à ruiner cette dernière. Bien vu, George. On ne serait pas ému outre mesure par cette perspective si elle ne signifiait, par corollaire, la ruine du pékin.

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