L'action et le lingot

L’action et le lingot

Où l’on découvre que les Français sont plus riches qu’on ne le supposait. Enfin, certains d’entre eux. Tout particulièrement les entrepreneurs : voilà qui est rassurant pour la santé du pays. D’autant plus que devant les risques attachés aux grandes monnaies, les actifs professionnels sont apparemment considérés comme une valeur-refuge.

L’actualité offre régulièrement des collisions surprenantes. Au moment où notre pays s’engageait dans une nouvelle journée de manifestations, renforcées par la présence de lycéens (si les ados s’angoissent déjà pour leur retraite, nous devons vraiment nous inquiéter pour eux), au moment donc où s’exprimaient chez nous des craintes compréhensibles sur la foi d’arguments qui le sont moins, le Wall Street Journal publiait une estimation des bonus que l’industrie financière américaine va servir à ses employés : 144 milliards de dollars, ce qui représente plus de deux fois le bénéfice déclaré par ces grandes institutions. Voilà au moins des salariés qui n’ont pas à se préoccuper de leurs futures pensions, pour peu qu’un nouveau tsunami ne vienne pas ratiboiser leurs économies. Mais il s’agit là des banques américaines, pas des nôtres.

Chez nous, c’est encore un non-sujet qui passionne les factions politiques et électrise l’opinion : le traitement fiscal de la « perte Kerviel » enregistrée par la Société Générale. Pour avoir recouru à une banale opération de carry back, disposition qui autorise une entreprise à imputer les pertes d’un exercice aux bénéfices des trois exercices précédents, la banque est accusée de « faire supporter le prix de ses erreurs par le contribuable ». Le raccourci témoigne bien de la façon dont l’impôt est souvent perçu, notamment par ceux qui n’en paient pas : une arme punitive contre les bénéficiaires de revenus et de profits élevés. Ce qui est une façon passionnelle de conspuer la répartition des richesses, dont l’iniquité mérite sans doute les critiques – mais des critiques rationnelles. Et une étude récente du Crédit Suisse, qui confirme la dynamique de la concentration des fortunes, vient apporter la cerise sur ce gâteau confusionnel : notre pays se classe au troisième rang par le nombre de ses millionnaires. Lesquels seraient sept fois plus nombreux que la moyenne mondiale, et six fois plus que les assujettis à l’ISF. Comme il est peu probable que tous nos riches concitoyens soient assis sur un trésor d’œuvres d’art exemptées de l’impôt sur la fortune, on doit supposer que leur opulence statistique résulte pour une large part de leurs actifs professionnels – également exonérés d’ISF. Voilà donc une information extrêmement positive sur l’état de santé réel de notre pays, dont le patrimoine privé semble principalement constitué d’entreprises, c’est-à-dire de biens productifs. Une situation malgré tout fragile dans une phase dépressive du cycle économique, que corrobore la persistance d’un taux de chômage élevé : lorsque les entreprises réduisent leur voilure, ce n’est généralement pas un signal d’optimisme. Ni un facteur de valorisation : un immeuble non occupé se déprécie mais conserve un prix marchand ; une entreprise dépourvue d’activité suffisante perd rapidement toute valeur.

Le refuge dans l’action

Et pourtant. Le contexte actuel soulève un paradoxe remarquable. A l’exception de la ruche des pays émergents, qui bourdonne grâce à ses exportations compétitives et/ou le décollage de son marché intérieur, les grandes économies de la planète sont atones, avec des perspectives peu encourageantes. Ce qui n’empêche pas le marché des actions d’afficher un niveau de prix qui reflète des anticipations positives. Dans le même temps, le cours de l’or pulvérise ses records historiques, ce qui est rarement le signe d’une grande confiance en l’avenir. Où est l’erreur ? Il se pourrait bien que ces deux phénomènes simultanés témoignent de la même appréciation : à savoir la fuite devant la monnaie. Le sentiment se généralise que la « guerre monétaire », dont le développement n’est pas nouveau mais qui a été officiellement reconnue par les grands argentiers de la planète, pourrait bien se solder par un bain de sang pour les grandes devises. Il ne fait plus de doute que la Banque fédérale américaine n’a plus d’autre issue que de poursuivre une stratégie « non conventionnelle », c’est-à-dire absolument pas orthodoxe, ou en d’autres termes totalement suicidaire : le quantitative easing, en particulier, consistant à racheter sur le marché de gros paquets de créances, et à créer de la monnaie en contrepartie. Ce que l’on appelait autrefois la « planche à billets » et qui se soldait par une inflation galopante.

Aujourd’hui, cette création monétaire intense ne redescend pas dans l’économie, car les banques ne canalisent plus le flot de liquidités par le relais du crédit. Faute d’alimenter le commerce ordinaire, il faut bien que tout cet argent aille quelque part. Il revient pour une part sous forme de dépôt auprès des instituts d’émission, le marché interbancaire étant considéré comme risqué par ses intervenants. Cet argent est stérilisé. Pour une large part du solde, les détenteurs s’en défont le plus vite possible contre des actifs tangibles, susceptibles de préserver la valeur plus efficacement que les monnaies elles-mêmes. Ce qui expliquerait le prix prohibitif des immeubles réputés rares, la pression sur les matières premières et l’envolée des métaux précieux. Et malgré les risques qui pèsent sur elles, les actions deviendraient plus sûres que des bons du Trésor. Autant dire qu’à la Bourse de la confiance, la cote de l’initiative privée supplante celle de l’autorité publique. Même s’il est téméraire, ce jugement n’est pas forcément dépourvu de pertinence…

Par Jean-Jacques JUGIE

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