La dette et l’impôt

Tant va la cruche à l’eau… Tant va l’Etat à l’emprunt qu’à la fin le contribuable se lasse. En supposant qu’il puisse payer, ce qui devient incertain. Les premières manifestations protestataires ont eu lieu aux Etats-Unis. Où les citoyens aisés accusent Obama de dérive « socialiste ». Sur des motifs plutôt surprenants…

Combien de temps faut-il à une population pour prendre la juste mesure de l’acuité d’une situation ? Aussi longtemps qu’à un gouvernement, semble-t-il, si l’on en juge à la satisfaction des membres du G20 après qu’ils ont décidé de… ne rien décider d’autre que de distribuer de la morphine. Il est vrai que l’on ne peut faire boire un âne qui n’a pas soif, mais l’âne assoiffé ne peut se désaltérer si son auge est de l’autre côté d’un mur infranchissable. Tel est bien le cas des énormes citernes de dollars que les Etats ont promis de distribuer, sans toujours savoir à quelle source les capter : l’essentiel est destiné aux établissements financiers qui le réservent à leur propre usage. Dans l’espoir de retrouver de meilleurs couleurs que leurs (peu) honorables confrères et concurrents, dans une traversée du désert qui laissera des cadavres dans leurs rangs : la saison sèche des faillites bancaires est loin d’être achevée. En attendant, les comptes publics enregistrent des déficits gargantuesques, que l’argent en cause soit emprunté sur le marché ou directement fabriqué par la Banque centrale, comme aux Etats-Unis. Et dans notre système de valeurs, les emprunts doivent être remboursés. La dette d’Etat est ainsi à la charge des contribuables futurs, qui l’amortissent avec le paiement d’impôts appropriés.

Quoi qu’en disent nos éminences, les stratégies publiques actuelles ont normalement pour effet d’alourdir considérablement la charge fiscale des citoyens, pour une durée longue. C’est ce qu’ont compris les habitants de Palm Beach, l’une des villes les plus riches des Etats-Unis, qui ont récemment manifesté en masse (avec leurs homologues de 200 autres villes), contre la politique « socialiste » d’Obama. Sous des pancartes juxtaposant les portraits de leur Président et de… Hitler, avec pour commentaire que « les deux ont été démocratiquement élus ». Le raccourci est plutôt hasardeux, et de telles allégations auraient valu, chez nous, la comparution immédiate de leurs auteurs devant le juge. Mais au fond, les Américains dorés sur tranche qui craignent la hausse (inévitable) de leurs impôts font surtout une erreur majeure dans les prémisses de leur raisonnement : c’est pour éviter la ruine de la caste financière de Wall Street que l’Etat s’endette ingénument. Et ainsi éviter le sinistre du portefeuille des riches « moyens », parmi lesquels les habitants de Palm Beach. A ce stade, l’Etat n’intervient qu’à la marge pour secourir le nombre grandissant d’Américains pauvres, qui ont perdu leur maison et leur travail. Et qui, menacés de perdre toute dignité, pourraient également perdre le sens de la mesure dans le désespoir qui les guette.

La finance barbare

Cette violence latente, que le Laboratoire européen d’anticipation politique (LEAP) a diagnostiquée depuis longtemps, et qu’il rappelle dans son dernier bulletin (GEAB n° 34, accessible sur Internet), pourrait bien être le pendant de la barbarie pure et simple qui anime la sphère du capitalise financier. Pour en prendre la juste mesure, on ne saurait trop recommander de voir Let’s Make Money, le dernier film documentaire de l’Autrichien Erwin Wagenhofer (auteur en particulier de We Feed the World, puissante charge contre les multinationales agroalimentaires). Le cinéaste a habilement fait assurer le commentaire par les vrais acteurs de la haute finance (et pas seulement des « repentis »). Citons, de mémoire, l’observation du gérant d’un fonds d’investissement de la célèbre firme Templeton : « L’adage dit : le meilleur moment pour acheter, c’est quand il y a du sang dans les rues. J’ajouterais : même si c’est le vôtre ». Cette saillie n’est pas une caricature de l’état d’esprit qui prévaut dans le milieu ; elle exprime exactement la « philosophie » cynique qui anime la profession.

Mais les convictions de ces authentiques chacals promettent d’être revues et corrigées, lorsque le sang ne coulera pas seulement dans les pays émergents où ils fomentent d’ordinaire leurs « coups » rémunérateurs. Car les émeutes pourraient bien émerger aux Etats-Unis, où le tissu social se déchire à une vitesse alarmante : plus d’un Américain sur dix a maintenant recours à la charité, publique ou privée, pour assurer sa subsistance. C’est beaucoup pour le pays réputé le plus riche du monde, et supposé porter haut les couleurs de la justice et de l’excellence démocratique. Du reste, le risque de désordres sociaux graves n’a pas échappé aux populations : dans ce pays où il est (presque) plus facile d’acheter une mitrailleuse qu’un paquet de cigarettes, les armuriers font en ce moment d’excellentes affaires – les armes étant désormais considérées comme un « investissement ». Le pire n’est jamais certain, convenons-en ; mais déjà se multiplient, sur le territoire américain, les actes désespérés qui se soldent par une tuerie. En dépit de l’optimisme (modéré) affiché par Obama, la situation américaine ne cesse de se détériorer (comme ailleurs, du reste) : les signaux d’amélioration, ou ceux qui sont considérés comme tels, sont essentiellement factices. Notamment dans le secteur financier, où les manipulations comptables continuent de prospérer, dans la tentative dérisoire de masquer la faillite générale des institutions. Jusqu’à quand l’illusion peut-elle être maintenue ? La réponse est probablement à trouver du côté de la Chine. Ce que nous aborderons dans la prochaine chronique. A suivre…

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