Les paradis sont éternels

Les paradis sont éternels

Le législateur s’active un peu partout dans le monde pour réglementer la finance. Les résultats sont inégaux et pour tout dire peu convaincants. En outre, un schisme s’installe en Europe quant au traitement des comptes suisses : Allemagne et Angleterre viennent de passer des accords avec la Confédération. Qui préservent le secret de l’identité…

Depuis le sommet du G20 qui a suivi le déclenchement de la crise, nous avons eu droit aux déclarations volontaristes de nos dirigeants, unis dans la nécessité d’élever les remparts appropriés au déferlement de la récession. Convenons que les moyens budgétaires mobilisés ne peuvent être taxés de symboliques : la preuve se mesure aujourd’hui par le niveau exceptionnel des déficits souverains qui en résultent. Certes, il apparaît maintenant que la perfusion massive de fonds publics n’a pas sauvé les malades, promis à une nouvelle rechute. Mais les donneurs sont eux-mêmes épuisés et ne peuvent renouveler l’opération que par le recours à la planche à billets, un acte désespéré qui doit logiquement conduire à l’anéantissement de la monnaie. Et donc provoquer de grands embarras, qui vont bousculer l’ordre établi depuis deux siècles. Lequel pourrait donc périr par où il a péché : son système financier. Sur ce terrain, les dirigeants étaient également d’accord quant aux grands principes : il fallait que la finance se moralisât, que les paradis fiscaux disparussent et que les banquiers devinssent honnêtes. Un programme tellement ambitieux que le diable s’est évidemment niché dans les détails.

Les Américains ont adopté, dans une débauche d’autosatisfaction, la loi dite « Dodd-Franck », supposée prévenir à jamais les désordres que nous avons connus. Mais le texte voté a subi le rabot efficace des lobbies et ne représente plus que le reflet flouté des intentions initiales. Il faudra en outre une décennie pour que soient publiés les décrets d’application, que l’industrie financière s’emploiera à rédiger aux mieux de ses intérêts. Il y a eu récemment Bâle III – pas encore adopté –, dont le dispositif vise à renforcer la solvabilité du système bancaire (et tel est, du reste, le cas). Mais les délais requis et les facilités accordées plombent déjà l’efficacité à attendre de ces nouvelles normes. En attendant, les banques continuent de faire tourner le casino de la finance avec autant d’entrain qu’avant la crise des subprime, et s’exposent à de nouveaux séismes avant d’avoir purgé le prix de leurs excès précédents. Chez nous, avec la loi de régulation bancaire et financière, « la France tourne le dos à la finance dérégulée » nous dit dame Lagarde, qui pour l’occasion « se félicite » de l’adoption du texte. Lequel, en particulier, permet désormais à l’AMF de « sanctionner les abus des marchés dérivés » : les « manipulations de cours » devaient jusqu’à ce jour y être monnaie courante, puisque le Ministre les cite expressément comme étant désormais passibles des foudres de l’Autorité des marchés financiers. A Paris, s’entend ; en banlieue, la loi de la jungle continuera de s’appliquer. Entendons par là que ces dispositions relèvent du cadre franco-français. La finance étant devenue complètement apatride, il est permis de s’interroger sur la portée de ces nouvelles normes, sauf à servir d’exemple aux autres nations – qui s’empresseront de ne pas le suivre. Enfin, sur le terrain glissant des paradis fiscaux, d’énormes dossiers ont émaillé l’actualité. Notamment dans les relations de la Suisse avec les Etats-Unis et la France, où de solides verrous ont été posés. Mais il semble bien qu’après une première raclée, la finance helvétique ait repris du poil de la bête.

Le secret préservé

On sait que les Suisses ont gravé le secret bancaire dans le marbre constitutionnel. Le mettre en cause – comme ont dû le faire certains établissements avec une mitraillette américaine dans le ventre – constitue donc un délit grave dans la Confédération. En foi de quoi le feuilleton n’est-il pas à son terme. Et le récent accord avec la Grande-Bretagne et l’Allemagne s’inscrit à contre-courant de la tendance à la « transparence ». On peut supposer que le gouvernement de Sa Très Gracieuse Majesté est à ce point soucieux de racler les fonds de tiroir qu’il s’est montré disposé à négocier dans l’urgence, avec la Suisse, un protocole lui permettant d’encaisser rapidement quelques revenus. Le principe est celui que les autorités helvétiques ont toujours défendu, et qu’elles appliquent à l’égard d’un certain nombre d’Etats : le prélèvement libératoire sur les revenus des capitaux non-résidents, à un taux convenu avec le pays d’origine (moins élevé que dans ce dernier), que la Suisse reverse intégralement à l’Etat domiciliataire. Une telle approche permet de sauvegarder ce qui est le plus précieux dans les comptes off shore : le secret de l’identité du déposant. « Celui qui croit que le secret bancaire n’est qu’une sorte de complicité pour l’évasion fiscale se trompe » a déclaré le Ministre des Finances allemand, en commentaire de l’accord.

L’observation est certes recevable. Mais un tel mécanisme a pour effet de rendre licite l’évasion anonyme de capitaux et de limiter singulièrement les possibilités d’investigation des services fiscaux. En contrepartie, les Etats sont assurés de percevoir leur dîme sans avoir besoin de traquer les fraudeurs. Nous avons là un témoignage de pragmatisme : tant qu’il restera au moins un paradis exotique accessible, les Européens auront avantage à laisser leurs ressortissants planquer leurs sous en Suisse, parce qu’ils percevront leur part d’impôt. Tandis que si l’argent s’en va à Hongkong, par exemple, ils ne percevront rien. Et ne pourront pas forcer la porte des coffres. Ils sont d’évidence immortels, ces paradis qui abritent la mauvaise conscience (hypothétique) des fraudeurs.

Par Jean-Jacques JUGIE

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