Management : en quête (...)

Management : en quête d’éthique

Les périodes de crise présentent cette constante particularité de mettre à jour des pratiques condamnables en des lieux insoupçonnés. Et donnent lieu à un regain d’intérêt pour les considérations morales que l’on avait oubliées. Notamment dans les écoles de commerce, où l’on a longtemps formé des cohortes de mercenaires du « pragmatisme ».

Lorsque la loi se montre trop bienveillante à l’égard des transgressions ordinaires à la morale commune, la société se hâte de promouvoir des « valeurs éthiques » pour calmer sa mauvaise conscience. Et dissimuler les pratiques sulfureuses sous le fard de principes non contraignants. On se souvient de l’introduction malencontreuse du concept creux de « l’entreprise citoyenne », au moment où la délocalisation des firmes prenait son envol. Chacun peut mesurer aujourd’hui ce que l’exil des firmes a coûté au pays, sans qu’il soit pour autant raisonnable d’en faire reproche à ceux qui l’ont décidé : avec la globalisation du système économique ambiant, il n’était pas possible de procéder autrement. C’est-à-dire que faute de pouvoir s’opposer à la machinerie de l’ordre dominant, les managers doivent faire fi de leurs angoisses vertueuses éventuelles, devant l’impérieuse nécessité de préserver l’activité de l’entreprise. Peu importe alors que cette dernière opère à Carpentras, à Tombouctou ou à Shanghai. De la même façon, on se souvient de la saillie débonnaire du patron de Goldman Sachs devant la Commission sénatoriale américaine, instituée après le déclenchement de la crise financière : la morale, déclara-t-il en substance, ce n’est pas notre préoccupation, à nous autres banquiers. Notre business, c’est l’argent. Cynisme et provocation, sans doute ; mais parfaite transcription de la réalité.

Nul ne peut reprocher à quiconque d’œuvrer au plus près de ses intérêts, quitte à négliger la morale élémentaire, dès lors que ses actes ne tombent pas sous le coup de la loi. C’est cette dernière qui s’impose à chacun, pas la morale. Il en résulte un douloureux constat : on peut aujourd’hui être à la fois scrupuleusement juste et parfaitement immoral. Bien qu’il produise chaque année des kilomètres de nouveaux textes, le législateur est en retard de cent coudées sur les aspirations de la société. Il a laissé prospérer, jusqu’à la caricature, le profit idéal de la « réussite » individuelle : l’accumulation de richesses, par tous les moyens – de préférence « non conventionnels ». Le but du jeu étant alors de ne pas se faire prendre avec la main dans le pot de miel. Comme corpus métaphysique, c’est un peu court sur pattes, évidemment. Mais une telle philosophie présente l’avantage d’être facile à enseigner, sous le label générique de « pragmatisme ».

Sépulcres blanchis

Précisément, les écoles de commerce prennent tardivement conscience des ravages occasionnés par des décennies de gavage de leurs ouailles à la farine de l’américanisme pragmatique. Lequel exclut, par définition, tout esprit critique. Ainsi s’est imposé le dogme irréfragable de l’omnipotence du marché, sous le culte inlassable de l’optimisation des profits et la satanisation de toute velléité réglementaire. En foi de quoi la CEMS (Community of European Managment Schools, un réseau d’institutions universitaires) vient-elle de décider de faire de « la responsabilité sociale des entreprises » l’un des piliers de sa formation. Et pour en faire la promotion, d’inviter à sa tribune le Nobel de la Paix 2006, Mohammed Yunus, fondateur de la Grameen Bank – la « banque des pauvres », spécialisée dans le microcrédit. C’était incontestablement une excellente idée de faire intervenir l’apôtre du « social business », qui expose pour l’occasion l’esprit de son action : « Le business est un véhicule. Vous pouvez le diriger dans la direction que vous souhaitez. Le profit en est une. Mais il en existe d’autres. Face à un problème social, je considère les affaires non comme un moyen de faire de l’argent mais comme un outil pour régler ce problème ».
Voilà donc une profession de foi tout-à-fait opportune pour marier la carpe des affaires au lapin du social. L’ennui, c’est que cette déclaration vient à un mauvais moment pour Mohammed Yunus. Car les autorités norvégiennes viennent de diligenter une enquête sur le sort réservé aux aides versées à la Grameen Bank pour ses activités de crédit social. Il semblerait qu’entre 1996 et 1998, 96 millions de dollars d’aides se sont évaporés dans les comptes d’une autre société du Groupe, Grameen Kalyan, qui n’est absolument pas concernée par le « social business ». La Banque a allégué qu’il s’agissait d’une « banale procédure de transfert de compte réalisée pour des raisons fiscales ». Pourquoi pas ? Tout le monde pratique l’optimisation fiscale : il n’y a pas de raison que la « banque des pauvres » n’en bénéfice pas. L’ennui, c’est que ses comptes annuels ne portent aucune trace des 96 millions de dollars en question. Ils ont été totalement « optimisés ». Mieux que blanchis : devenus transparents. A ce jour, les explications embarrassées n’ont pas suffi à effacer la tâche sur l’auréole de M. Yunus. Voilà qui donnera à réfléchir à ceux qui ont répondu à « l’appel Cantona » en transférant leurs fonds « des banques les plus nuisibles vers celles les plus recommandables », pour suivre les prescriptions du collectif « Sauvons les riches ». L’observation ne vaut jugement ni pour les unes ni pour les autres, mais vise seulement à rappeler cette évidence : un bookmaker reste un bookmaker, même s’il porte une chemise immaculée.

Par Jean-Jacques JUGIE

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