Budget en pilotage automatique

On aura tout vu en matière de gestion publique. Après des décennies de gabegie coupable, les Etats impécunieux sont maintenant contraints à l’ascèse, un fusil dans le ventre des Parlements. Et faute de consensus sur la dette, les Etats-Unis ajustent strictement leurs dépenses à leurs rentrées fiscales. Déroutant.

Nous voici désormais engagés dans une nouvelle ère de la gestion publique. Déjà, les petits Etats dépensiers du club européen se sont vus imposer une discipline d’airain par les adultes responsables (la Commission, la BCE, le FMI), soucieux de faire respecter le droit imprescriptible des créanciers à retrouver leurs billes. En foi de quoi les parlements grec, portugais ou irlandais, ont-ils été fermement encouragés à voter les mesures d’austérité appropriées, quoi qu’ils en pensassent. Il ne s’agit là que de l’application d’un principe déjà posé en son temps par Jacques Rueff : c’est par les déficits que les hommes perdent leur liberté. Même l’Italie, qui est tout de même la troisième économie de la Zone, se voit taxée de « puérilité » dans ses derniers choix électoraux. Et le président de la Commission n’hésite pas à alléguer que l’avenir de l’Europe ne saurait se soumettre à l’humeur facétieuse des électeurs italiens. En d’autres termes, les citoyens transalpins peuvent penser ce qu’ils veulent de la paille de fer à la Monti. Mais la purge se poursuivra, qu’il y ait ou non un Président du Conseil pour en assumer la responsabilité. Dans les périodes de grande détresse, la tentation ordinaire consiste à botter en touche avec un gouvernement dit « de salut public », c’est-à-dire de technocrates supposés maîtriser l’art de la gestion publique, sans être soumis à des préjugés politiques. Des experts « neutres » qui peuvent pratiquer la saignée de leurs concitoyens sans être suspects d’agir avec partialité ; d’aimables bourreaux dépourvus de méchanceté, en somme. Laissant supposer que la gestion de crise ne peut qu’être totalement indépendante des attentes des populations et accessoirement de leur vote : la technologie supplante la politique. La nécessité anesthésie la démocratie.

Pour les grands pays, que les créanciers ne peuvent trop vigoureusement malmener –ne serait-ce que parce que leurs dettes sont considérables-, l’option de l’union nationale ne marche pas à tous les coups. Avant même d’inaugurer son deuxième mandat, Obama a bien essayé d’amener son opposition au compromis sur la dette – dont le plafond légal est désormais atteint – et sur les mesures budgétaires visant à rétablir un semblant d’ordre dans les finances du pays. Mais l’antagonisme entre les factions s’est à ce point radicalisé que plusieurs mois de tractations n’ont produit aucun effet : faute d’une solution négociée, l’ajustement budgétaire va donc s’opérer par des coupes automatiques dans la dépense, à hauteur de 85 milliards de dollars, pour la première salve couvrant les sept mois restants sur l’exercice budgétaire en cours.

Des économies « apolitiques »

Ainsi donc les Etats-Unis inaugurent-ils un système de gestion inédit : le pilotage automatique dans la tempête. On allège le navire en jetant par dessus bord 8% des charges de défense et 5% de tous les autres postes, de façon à ajuster strictement la consommation d’énergie aux réserves de carburant. Difficile de trouver méthode plus égalitaire pour comprimer la dépense ; difficile aussi de trouver plus stupide, en ce sens qu’elle est la négation absolue de toute stratégie politique. Mais cette option avait été mise en avant comme un repoussoir, pour inciter les parties au compromis. Il semble que désormais, l’outrance soit la seule posture défendable dans la vie publique américaine : pour preuve, les auditions préalables aux nominations-clés ont cette année donné lieu à un psychodrame interminable, dans un climat d’agressivité invraisemblable.

Que peut-il résulter de ces coupes automatiques, en supposant qu’elles se poursuivent jusqu’au terme de l’exercice – ce qui n’est pas improbable ? Les restrictions apportées au budget du Pentagone sont conformes à l’inflexion perceptible de la politique étrangère d’Obama II : une limitation des interventions extérieures, moins par pacifisme soudain que par nécessité budgétaire : la défense américaine est un gouffre financier, même si les dépenses en cause contribuent au PIB en faisant prospérer le puissant lobby de l’industrie militaire. Pour le reste, il faut s’attendre aux effets déjà observés, dans certains Etats, de la situation désastreuse des comptes des collectivités. Qui ont un impact immédiat sur les services publics, qu’il s’agisse de l’enseignement, de la police ou même des brigades de pompiers. Les économistes, qui jusqu’à maintenant se sont toujours trompés dans ce type de calculs, estiment que les 85 milliards en cause amoindriront de 0,5% le PIB des Etats-Unis. Soit. Les Européens, qui vendent plus aux USA qu’ils ne leur achètent, craignent de faire les frais de la basse conjoncture yankee. C’est en effet possible. Mais paradoxalement, cette situation abracadabrante pourrait favoriser une remise en cause du paradigme budgétaire traditionnel, et faire sortir les élus du débat stérile dépenses sociales contre imposition des riches. Car le pays se délabre, faute d’investissements publics suffisants ; le système éducatif produit des résultats calamiteux, faute de bénéficier des ressources appropriées ; en dépit de l’importante réforme de 2010 (« Obamacare »), l’inégalité face aux soins médicaux demeure criante. Face à cela, la machinerie sécuritaire (armée, services spéciaux, agences etc) coûterait la bagatelle de 1 200 milliards de dollars par an – et peut-être davantage : il faut être initié pour comprendre un projet de budget US. Ce qui fait beaucoup de concessions pour maintenir l’imperium off shore de l’Oncle Sam, au détriment du bien-être de ses concitoyens.

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