Capital contre travail :

Capital contre travail : nouvel épisode

Le président de la République relance la question immémoriale du partage optimal de la plus-value. Il envisage de lier la distribution de dividendes à l’augmentation des salaires. Tel qu’il est présenté, le projet est promis à l’enlisement. Il n’est même pas évident qu’une telle idée soit de nature à améliorer réellement la condition salariale…

Voilà que revient sur le tapis le vieux débat, jamais tranché, de la répartition optimale de la plus-value. Encore que l’observation soit inexacte : chaque époque résout le problème à sa façon. Jusqu’à ce que le débat reprenne, avec ou sans conflits ouverts. Car la problématique marxienne n’a pas changé : la capture des profits de l’entreprise intéresse plusieurs challengers. Les actionnaires, d’abord, sans lesquels l’entreprise n’existerait pas, et qui supportent un risque maximal sur le capital investi. En foi de quoi estiment-ils naturel que leur témérité soit rémunérée à sa juste valeur, et en conséquence qu’une large fraction des bonis leur revienne. Les managers, ensuite, défendent que sans leur talent inégalable, l’entreprise ne saurait prospérer : leur récompense doit donc être servie avant celle des actionnaires. Les autres salariés, enfin, talentueux ou non, se considèrent comme les acteurs essentiels de la production des firmes et jugent ordinairement que leur contribution est sous-estimée. Sans oublier l’outsider collectif, l’Etat, qui ne saurait négliger une telle source de richesses, tant en matière sociale que fiscale. Cela fait beaucoup de monde autour de la même popote. Et les arguments des uns et des autres sont tous recevables : la difficulté réside donc dans la « juste » pondération de leurs ambitions respectives. L’expérience démontre que la résolution de l’équation relève d’un exercice délicat, sinon insurmontable, chacun revendiquant la plus grosse part du gâteau. Il en résulte que l’inévitable inégalité du partage s’opère généralement au profit de la faction la plus puissante du moment, jusqu’à ce que la donne se modifie et que d’autres prennent l’avantage. Une succession ininterrompue d’excès, en quelque sorte.

La répartition par la loi ?

Il est aujourd’hui manifeste que les salariés ne sont pas privilégiés par le système dominant. Bien que l’on use volontiers de l’expression « capital humain », les salariés constituent une charge de l’entreprise et non une immobilisation ; ils se trouvent ainsi soumis à la concurrence mondiale dont les effets sont calamiteux sur l’emploi des pays autrefois dits « riches ». La facilité renforcée du nomadisme des entreprises a ainsi permis à ces dernières de réduire fortement leurs charges d’exploitation et donc de doper leurs profits ; le management a été associé aux intérêts des actionnaires et se trouve désormais richement doté – salaires princiers, bonus astronomiques, stock-options légendaires, parachutes dorés à l’or fin. C’est dans ce contexte que le président de la République invoque la nécessité de légiférer. Afin de soumettre la distribution des dividendes (ou l’augmentation de cette distribution – le propos n’est pas très clair) à la contrepartie d’une majoration des salaires.

Exit la proposition initiale d’allouer dans ce cas une « prime », distincte du mécanisme de la participation. Ce qui conforte le sentiment que le souci présidentiel ne résulte pas d’une réflexion approfondie, mais d’un réflexe conjoncturel : la grande cohorte des salariés ordinaires ne comprend pas que les dividendes du CAC 40, et les rémunérations de leurs dirigeants, prospèrent de façon exponentielle, alors que leurs propres revenus stagnent voire régressent. Le malaise s’est donc logiquement installé. Les intentions gouvernementales demeurent toutefois obscures, le texte en préparation prévoyant d’« inciter les entreprises à lier la distribution de dividendes à l’augmentation de la rémunération des salariés ». C’est-à-dire, très probablement, d’accorder aux firmes un avantage fiscal dans ce cas de figure, faute de pouvoir les y contraindre. D’un autre côté, la ministre de l’Economie, souvent chargée des basses besognes en matière de communication, insiste étrangement sur les PME. Notamment celles de moins de 50 salariés, non soumises à l’obligation de mettre en place un plan de participation. On s’éloigne, semble-t-il, d’une quelconque pression politique sur les grandes firmes…

Indépendamment du fait que la « volonté » affichée par le Président soit suspecte d’arrière-pensées électoralistes, et peu susceptible de constituer un dopant au pouvoir d’achat du commun des mortels, il est permis de se demander si un tel processus serait favorable à ceux qu’il est censément destiné à privilégier. Car il introduit l’idée de lier le rendement distribuable de l’entreprise et la politique salariale. Le concept peut paraître séduisant lorsque les dividendes sont promis à augmentation – pas toujours en phase avec la hausse des bénéfices, du reste. Mais il y a d’autres moyens que le dividende pour cajoler l’actionnaire, ce qui ouvre de larges perspectives à la pingrerie salariale. Et cela introduirait l’idée que profits et salaires sont à ce point liés qu’en cas de baisse des résultats, les rémunérations devraient logiquement être écornées. Une voie vers la généralisation du mode de rémunération de nombreux cadres, pour lesquels une fraction importante du revenu résulte de la part variable – directement corrélée au résultat. Chaque employé deviendrait ainsi une entreprise unipersonnelle, supportant à ce titre une partie du risque professionnel avec son commettant. Il n’est pas certain que ce scénario corresponde aux aspirations du plus grand nombre. Mais le fait que ces questions soient aujourd’hui en discussion démontre bien que le statut actuel du salarié n’est plus vraiment compatible avec le mode d’exploitation dominant. Il devient donc très probable que l’un ou l’autre devra fortement évoluer. Voire les deux à la fois…

Par Jean-Jacques JUGIE

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