Dans la jungle fiscale

Dans la jungle fiscale

Le diable se cache dans les détails. Ce proverbe suisse mériterait d’être inscrit au fronton de l’Assemblée nationale française, au moins lors des débats budgétaires. Le moindre ajustement fiscal suscite pléthore d’amendements, annonciateurs d’exceptions qui viendront s’ajouter aux multiples dérogations existantes. Une véritable jungle.

La perfection n’ajoute rien à la perfection, proclamait autrefois le slogan d’un producteur de foie gras pour expliquer son refus de truffer ses terrines. De la même façon, l’introduction d’une nouvelle exception n’améliore pas un système déjà bouffi de dérogations. Tel est l’état général de la fiscalité française, qui a depuis des lustres construit tant de chemins de traverse qu’aucun contribuable bien conseillé n’adopte plus les autoroutes de l’imposition. Reconnaissons que la situation n’est pas exclusive à notre pays. Le feuilleton entretenu par le milliardaire Warren Buffet, qui plébiscite une taxation plus forte des contribuables fortunés, est empreint de cette mauvaise foi caractéristique du pathos américain. Car s’il n’usait pas de toutes les ficelles dérogatoires permises par son Code fiscal, Warren acquitterait trois fois plus d’impôt sur le revenu – et trouverait sans doute l’addition un peu salée, bien que disposant de ressources très supérieures à celles du commun des mortels.

On s’en doute, l’impôt « juste » ou « raisonnable » est une notion extrêmement subjective : d’ordinaire, la fiscalité est jugée trop douce par ceux… qui ne paient pas l’impôt. Les autres réagissent principalement en fonction de leur âge : les seniors ont connu des taxations beaucoup plus lourdes qu’aujourd’hui et font preuve d’une relative bonhomie face à toute augmentation. Pour les plus jeunes, qui ont toujours connu la « concurrence fiscale » entre Etats et consacrent beaucoup d’énergie à parfaire leur « habileté fiscale » – ainsi nommée l’aptitude à éluder l’impôt par tout moyen, orthodoxe ou sulfureux –, les prélèvements obligatoires sont souvent considérés comme de la rapine publique. Un point de vue défendable pour quiconque conteste l’affectation des ressources collectives – et reconnaissons-le, les motifs de désaccord ne manquent pas… Quoi qu’il en soit, notre système fiscal est devenu un maquis impraticable, une jungle hostile que le législateur hésite à domestiquer : toute intervention met en péril l’équilibre d’un écosystème complexe, et la moindre « amélioration » est susceptible de causer de graves dommages collatéraux.

Justice fiscale et pinaillages

On l’a souvent répété ici : notre réglementation mérite d’être revue de la cave au grenier et d’être considérablement simplifiée. En attendant la naissance du gouvernement téméraire qui osera s’attaquer à un tel chantier (ce qui supposerait au moins un projet de réforme adossé à une vision globale du système fiscal, un thème qui est pudiquement absent des programmes électoraux), en attendant, donc, le moindre aménagement de la fiscalité se heurte à la vigilance des députés. Une vigilance épicière : tout projet d’alourdissement de l’impôt génère le mécontentement des contribuables concernés. Lesquels font pression sur leur député, qui protège son capital électoral comme une chatte ses petits. Si bien que de retour de leurs lointaines provinces, les élus relaient ces doléances à qui de droit, avec la dramatisation appropriée. Le message est reçu avec attention : en ce moment, aucune faction n’est disposée à sacrifier un seul siège… Il en résulte de pittoresques discussions de marchands de tapis. Exemple : la taxation des plus-values immobilières, autres que celles réalisées sur la résidence principale, qui demeurent exonérées. Le gouvernement a prévu d’alourdir le dispositif actuel, en doublant la durée de détention nécessaire à l’exonération (trente ans). Soit. Le dispositif n’est pas très sympathique, mais tant que l’épargnant réalise des plus-values, sa mauvaise humeur demeure canalisable. Seulement voilà : que penser de ceux qui ne sont pas propriétaires de leur résidence principale et qui vendent leur résidence secondaire ? Bonne question : ceux-là doivent aussi avoir le droit de faire un peu de gras. Bon, d’accord, exonération accordée. Mais alors va se poser une autre question, de même nature : ceux qui n’ont ni résidence principale ni résidence secondaire mais cèdent un immeuble locatif ? C’est également injuste de les priver de leur bonus exonéré. Nul doute que la question viendra sur le tapis. Et ceux qui n’ont aucun immeuble principal, secondaire ou locatif, mais ont dû acquérir des droits dans une résidence-service pour y loger la belle-mère et ses chats, plutôt que de les avoir sur les bras ? Il serait raisonnable de ne pas les oublier.

On exagère à peine : cette manie de l’exception est assez symptomatique de la fiscalité à la française, qui ne supporte pas le cas particulier non assorti d’une réponse particulière. On ne sait s’il faut en l’espèce diagnostiquer une conception extensive de l’égalité : puisque la Constitution garantit l’égalité des citoyens devant l’impôt, le Code fiscal doit aussi garantir leur droit au bénéfice d’exonérations. En d’autres termes, un tel cheminement illustre l’interprétation absolutiste d’un principe démocratique : une spécialité bien française. Tout cela n’est pas sans conséquences. Le système fiscal est soumis à la même loi physique que n’importe quelle organisation : son efficacité est inversement proportionnelle à sa complexité. Ce qui ouvre évidemment un boulevard d’opportunités à l’habileté de l’ingénierie fiscale. Mais si l’on poursuit dans cette même voie, le plus modeste des contribuables devra bientôt recourir systématiquement à un fiscaliste pour ses déclarations, et à un avocat pour son inévitable contentieux administratif. Sans que le Trésor y trouve meilleur compte, au contraire. De quoi encourager un exode massif vers la Grèce : il paraît que là-bas, l’administration fiscale est d’une incurie homérique…

Crédit photo : Photos Libres

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