Davos : espoirs et déceptions

Qu’ils siègent à la politique ou aux affaires, les grands de ce monde sont conscients et inquiets de l’aggravation des inégalités, thème majeur du dernier Forum de Davos. Mais le système dominant n’a pas de solution, au moment où la France apostasie son modèle au profit d’une pensée unique défaillante.

Le Forum de Davos, édition n°44. Sous le signe de la continuité avec Klaus Schwab, bientôt 76 ans, toujours aux commandes du meeting le plus prisé de la planète - et en même temps le plus critiqué. Mais avec, cette année, une sorte de retour aux sources quant à la finalité autoproclamée du Forum : « améliorer l’état du monde ». La thématique générale de cette session était en effet orchestrée autour des conséquences, sur la société, la politique et les affaires, de la reconfiguration du monde. Un vaste champ de préoccupations justifiant la présence simultanée de quantité de grands patrons, chefs d’Etat et ministres, personnalités religieuses, intellectuels et scientifiques, outre la cohorte de journalistes invités pour donner à l’événement l’audience qu’il est supposé mériter.

On ne saurait affirmer que le programme 2014, estampillé plus « sociétal » que strictement économique – ce qu’il est d’ordinaire -, a influencé les comportements et déclarations d’avant-Forum de bien des participants. Mais on a souvent observé une certaine distance, d’aucuns faisant mine de se demander ce qu’ils faisaient là – comme s’ils y avaient été traînés contre leur gré ; d’autres s’employant à minimiser la portée réelle du Forum, regrettant ex post que leurs entreprises respectives y consacrassent une cotisation aussi élevée. Car le statut de membre coûte un bras, si l’on ose dire, et le prix du badge le plus prisé – celui qui ouvre toutes les portes de Davos – permet d’acquérir un appartement cosy au pied des pistes. Donc, pas de place pour le vulgum pecus au Forum : selon le premier principe du marché libéral, la sélection naturelle se fait par l’argent. Il est donc raisonnable de supposer que les participants y retrouvent leur compte : nulle part ailleurs il n’est possible à un clubiste davosien de tailler une bavette avec les plus grands patrons de la planète, de croquer des petits fours avec un banquier central ou de trinquer avec d’éminents ministres ou chefs d’Etat. Sauf avec le Président français, déjà absent en 2013, mais qui avait, cette année, deux excuses défendables : la première était le gage préalablement accordé à l’entreprise libérale par son fameux « pacte » ; la deuxième était sa réception au Vatican, visant peut-être à conférer une aura spirituelle aux prochaines municipales, voire à obtenir l’absolution pontificale pour sa conduite peccamineuse. Mais l’on ne peut en discourir ici, s’agissant d’une « visite privée ».

Inégalités : pas de solution

Aucun pontife ne s’est encore rendu à Davos, mais le pape François a adressé un message qui a été lu en préambule du Forum. Rappelant l’ambition statutaire de ce dernier, il a exhorté les participants, qui ont fait la preuve de leurs talents dans leurs disciplines respectives, à mettre « leur compétence au service de ceux qui vivent encore dans une pauvreté crasse ». Ce thème se trouvait précisément au centre de la session : la croissance exponentielle des inégalités. Un constat qui n’a manifestement pas échappé aux grands décideurs, car il préfigure un contexte d’instabilité sociale, et donc de désordres potentiellement nuisibles aux affaires et à la prospérité des firmes. C’est sans doute ce qui explique ce comportement général de profil bas, dont il est question plus haut, et qui n’est pas vraiment caractéristique des hauts dirigeants. Leur satisfaction de voir la conjoncture économique s’améliorer presque partout se mêle à la conviction profonde que les profits futurs seront encore moins bien répartis qu’ils ne le sont aujourd’hui. La tendance de fond est très nette : robots et logiciels se substituent de plus en plus au travail humain. La croissance future, serait-elle aussi vigoureuse qu’espéré (ce qui n’est pas garanti), sera nécessairement très décevante en termes de nouveaux emplois. De ce fait, les inégalités pointées par une ONG devraient s’aggraver : à ce jour, les 85 personnes les plus riches de la planète possèdent autant de patrimoine que la moitié de la population mondiale la plus pauvre. De quoi stimuler « la passion et la compassion » des participants, comme l’a sollicité Klaus Schwab.

Reconnaissons-le : la compassion n’a pas dominé les débats 2014. Mais la question de la répartition des richesses est clairement un sujet de préoccupation planétaire, d’autant que personne n’y voit de solution… compatible avec le capitalisme de marché. Au contraire, parmi les interventions les plus remarquées, comme étant les plus stimulantes, il faut noter celle du Premier ministre japonais. Qui a enthousiasmé l’assistance par ses « abenomics », un concentré d’ultralibéralisme qu’il entend imposer à son pays : du rêve pour le business, mais de probables insomnies pour les ménages japonais. Sur le même registre, le président de Total s’est illustré en alléguant que « l’Europe doit être considérée comme un pays émergent et non comme une économie avancée ». Il lui faut « refonder son modèle économique », renoncer à ce qui « ne peut plus être source de croissance pour nos pays », développer de nouvelles compétences et « rétablir la compétitivité ». Un vibrant plaidoyer pour la destruction créatrice schumpétérienne. Et le massacre social qui va avec. On connaît Christophe de Margerie : son fonds de commerce, c’est le pétrole. Pas la dentelle.

Un tel discours a nécessairement la cote à Davos. C’est exactement celui qui fait détester les gens de pouvoir par ceux qui n’en ont pas. Le plus préoccupant n’est pas son aspect provocateur, mais la possibilité que Margerie ait complètement tort. Et que le salut de nos sociétés passe plutôt par le maintien de multiples activités peu contributives à la croissance, mais riches en emplois. Pour éviter que les quelques pépites « compétitives » ne soient assiégées par des hordes de désœuvrés. Il en sera peut-être question au Forum 2015. Ou un peu plus tard…

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