Europe en grippe

Les sondages étaient formels : le scrutin européen allait être douloureux pour les grands partis en place. Dans l’ensemble, les résultats ont dépassé les craintes des europhiles. Pas suffisamment pour déplacer la masse critique du Parlement. Mais assez pour légitimer des débats nationaux sur l’euro et l’appartenance à l’UE.

Comment se porte l’Union européenne ? Tout dépend de la façon d’estimer son état de santé. Et du moment où le diagnostic est établi. Le premier critère incontournable du bilan, c’est la mesure de la production. Voilà une dizaine de jours, la publication des résultats économiques du premier trimestre avait suscité une grosse déception : seulement 0,2% de hausse du PIB, c’était moins qu’espéré. Mais depuis lors, les analystes ont noté que tous les Etats-membres n’avaient pas encore intégré les nouvelles normes comptables (obligatoires en septembre), lesquelles auront pour effet de doper le produit national. En particulier, par valorisation d’activités que la loi prohibe expressément et que la morale réprouve tout autant : l’Insee se refuse toujours à les prendre en compte, tout en corrigeant le PIB officiel de 3,4% au titre du travail « au noir » (IAW, l’Institut allemand de veille économique, estime à près de 10% du PIB les activités françaises dissimulées). L’Italie, au contraire, entend bien intégrer le trafic de drogue et la prostitution à la richesse nationale : une façon de reconnaître la remarquable contribution du bunga bunga berlusconien au PIB italien. Il en résulte que Rome pourrait afficher en fin d’année une croissance deux fois plus élevée que les 0,8% estimés. Il ne faut donc pas s’inquiéter outre mesure : aujourd’hui frappée de langueur (sauf en Allemagne), l’activité européenne devrait en fin d’exercice afficher une performance nettement supérieure aux anticipations initiales. Mais même en forçant sur la fumette, les Français n’atteindront probablement pas l’objectif officiel.

L’autre critère, pour juger de l’état de l’Union, c’est la notation des agences spécialisées. Il semble que ces dernières aient été touchées par la grâce de l’indulgence à la veille du scrutin européen. Les « pays du Sud », sévèrement malmenés jusqu’alors, retrouvaient une once d’affection de la part des examinateurs. Pas au point de ramener leur note à la mention passable, mais suffisamment pour laisser accroire à une nette amélioration de leur sort. Au point que le rendement des emprunts d’Etat grecs, espagnols ou portugais, n’est maintenant « que » 2 à 4 fois plus élevé que celui du papier allemand. Certes, c’est encore ruineux ; certes, cela laisse augurer de nouveaux sauvetages ou de futurs naufrages ; mais c’est mieux que lorsque c’était pire. Il en résulte que les investisseurs se jettent avec avidité sur les nouvelles émissions, comme s’ils étaient convaincus d’une solidarité européenne sans faille, et certains que quelqu’un finira bien par rembourser les emprunts des Etats impécunieux. En tout cas, à l’aune de l’humeur des marchés financiers, l’avenir de l’Union européenne est encourageant.

Retour aux débats de fond

Reste un dernier moyen d’appréciation : l’avis des citoyens de l’Union. L’occasion vient de leur être donnée de livrer leur sentiment : il semble bien que ce ne soit pas l’enthousiasme qui prédomine… Eu égard au niveau de l’abstention, assez stable dans son altitude himalayenne, l’analyse n’est pourtant pas très aisée : les motivations des « pêcheurs à la ligne » sont aussi diverses que contradictoires, et en tout cas difficiles à répertorier. Pour les votants, le message est en revanche assez clair : une défiance massive à l’égard des principales formations. Ce qui n’est guère surprenant, si l’on en juge à la médiocrité affligeante du discours unique, qui témoigne d’un constant déni de réalité. Mais la vigueur protestataire du résultat traduit également l’émergence d’un puissant courant europhobe – et non eurosceptique, selon l’euphémisme ordinaire de nombre de commentateurs. Une lame de fond, particulièrement sensible dans les Etats-membres historiques, remet en cause le bien fondé de l’appartenance à l’Union et… celui de l’adoption de l’euro.

La nouvelle configuration du Parlement européen ne compromet pas, à ce stade, la majorité des partis centristes mainstream : ensemble, ils devraient représenter environ 60% d’europhiles indéboulonnables (contre 70% dans l’ancienne législature). Mais il est difficile d’anticiper la stratégie d’alliances que suivront, ou pas, les factions protestataires qui ont fait un tabac – la constitution d’un groupe parlementaire est à ce prix (il faut au minimum 25 députés, issus de 7 pays différents). On ne peut donc encore préjuger de l’audience réelle qu’auront les anti-Européens à Strasbourg. En revanche, il est parfaitement clair que des formations comme l’UKIP au Royaume-Uni – qui prône le retrait pur et simple de l’UE sous la houlette de Nigel Farage, son très charismatique dirigeant -, ou le Front National en France – qui limite, pour l’instant, ses revendications à l’abandon de l’euro – vont gagner en audience et en influence au sein de leurs pays respectifs. C’est-à-dire que des problématiques considérées jusqu’à ce jour comme incongrues, et donc réservées aux seuls « populistes », vont devoir être maintenant débattues avec sérieux. De toute façon, l’abandon de l’euro et la sortie de l’Union ne relèvent pas des compétences du Parlement européen, mais des autorités nationales. Lesquelles risquent de se faire totalement squeezer par leur électorat si elles maintiennent leur position présente, à savoir que ce n’est pas vraiment possible (ce qui est faux) et que ce n’est absolument pas souhaitable (ce qui au moins se discute). L’UE a grandement mérité les accusations de « déficit démocratique » de son fonctionnement. Elle va maintenant devoir essuyer un retour de manivelle, pour avoir ignoré avec superbe les légitimes récriminations de la valetaille électorale. Les temps à venir promettent d’être animés, même si les marchés financiers, au lendemain du scrutin, affichaient une imperturbable sérénité.

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