Iconoclastes et repentis

Iconoclastes et repentis

La réflexion économique ne brille pas par sa pétulance en ces temps
controversés. Sans doute peut-on imputer pour partie cette indigence aux conventions qui emprisonnent ceux qui réfléchissent et ceux qui les subventionnent. Même les iconoclastes inspirés sont tentés d’apostasier pour mieux rentabiliser leur récente notoriété. Dommage.

La lucidité est sans doute la qualité au monde la moins partagée. Tout
particulièrement lorsqu’il s’agit d’apprécier son propre environnement. Les parents, par exemple, offrent un modèle inusable d’aveuglement à l’égard de leur progéniture : dès la maternelle, leurs enfants sont déjà de la graine de polytechnicien ou d’artiste émérite. En grandissant, l’atonie de leurs résultats scolaires n’y change rien : « ils sont très doués mais ils ne travaillent pas ». Il faudra attendre pas mal d’années pour que les géniteurs acceptent la fatalité des statistiques : les petits génies sont rares et l’écrasante majorité de la population n’a pas inventé l’eau chaude. C’est probablement en vertu de ce constat que nous héritons de campagnes électorales d’une aussi affligeante médiocrité. Pour autant, la catégorie des managers d’entreprises, où se recrutent logiquement des pointures, n’échappe pas aux travers de l’espèce. Selon le dernier rapport de PwC, le quinzième du genre à être
publié peu avant le sommet de Davos, « les dirigeants sont près de trois fois plus confiants dans les perspectives de croissance de leur entreprise que dans celles de l’économie mondiale ». Ils se montrent en effet plutôt moroses pour l’évolution générale de l’activité, mais conservent un moral d’airain pour leur propre business.

Des attentes paradoxales, sauf si l’on mesure la performance d’une entreprise au montant de ses dividendes. Sous une telle hypothèse, l’optimisme n’est pas incongru : le cru 2011 est très prometteur, pour les grandes firmes à tout le moins. Un examen méticuleux des comptes laisserait peut-être apparaître que la croissance des profits est plus que proportionnelle à celle des ventes. Et que le gras sur l’os provient surtout de ce que l’on appelle pudiquement la « gestion », c’est-à-dire l’aptitude à faire tourner la boutique en rognant sur la dépense et en faisant suer le burnous. La méthode a été largement expérimentée ces dernières années, mais elle connaît les limites dont on peut déjà mesurer les effets : la bronca des salariés qui ont réchappé au dégraissage, et auxquels sont imposés des objectifs de rendement en forte expansion. Un audit précis ferait également apparaître cet autre aspect de la réalité : une partie des profits résulte de la gestion
financière, sans rapport avec l’activité elle-même. Il en résulte cette évidence que dans un monde en récession, même les puissantes multinationales ne peuvent maintenir leur prospérité – sauf à s’exposer au risque d’implosion. On doit donc supposer que les allégations des grands managers relèvent des conventions inhérentes à leur fonction, qui s’apparentent à la méthode Coué : ils sont obligés de positiver. Car ils doivent complaire aux marchés financiers, leurs véritables patrons, qui détestent par-dessus tout confier leurs intérêts à des guerriers dubitatifs.

Des roubinsonnades

Bien que la situation présente se caractérise par l’incertitude et la complexité, il ne semble pas que le doute ait simplement affleuré la pensée institutionnelle. Dans la sphère économique, les « valeurs sûres » du commentaire autorisé, qui se sont jusqu’ici magistralement égarées, poursuivent leurs vaticinations ésotériques, les uns empruntant à Hayek un catéchisme simplifié, les autres invoquant les écrits de Keynes sans les avoir nécessairement étudiés. Les ajustements conjoncturels auxquels ils sont contraints ne font
que suivre les événements dont la fulgurance dépasse, et de loin, celle de leur réflexion. Il n’est donc pas étonnant que le temps politique soit « en retard » sur celui des marchés : ce sont ces mêmes économistes qui conseillent les gouvernements. Et accessoirement recommandent d’instituer le triple A en « trésor national », alors que son épitaphe est déjà rédigée.

Plus grave encore pour la crédibilité de la science économique, les iconoclastes qui avaient anticipé le marasme actuel ont remisé leurs discours hérétique et se sont rapprochés de l’auge consensuelle. Pas tous, d’accord. Mais l’un d’entre eux, et non des moindres en sa qualité de professeur à la Stern School on Business de New York, s’est empressé de rejoindre les rangs de Wall Street après que la matérialisation de ses présages lui a conféré une notoriété négociable. On se fait un plaisir d’épingler ici Nouriel Roubini, que l’on a dès
le départ soupçonné d’être un chercheur d’or continument bredouille qui tombe par hasard sur un diamant maous. Et qui tout en étant inapte dans la quête de métal précieux, n’en devient pas pour autant expert en gemmologie. Roubini n’a pas approfondi la réflexion sur
son unique exploit et se contente de pérorer partout où l’on accepte de payer ses honoraires, que l’on suppose épicés. Récemment à Zurich, il a livré le brouet que l’on sert dans les chaumières yankees : aux Etats-Unis, le pire est passé, mais pas en Europe. Parce que la dette blabla, l’austérité blabla, l’euro trop cher blabla et le refus de la BCE d’adopter le modèle américain, blablabla. Car voyez-vous, les célèbres quantitative easings de la FED ont rétabli la santé de l’Amérique, une information tellement confidentielle qu’elle n’avait pas réussi à traverser l’Atlantique. On se demande s’il était bien nécessaire que Roubini fît lui- même la traversée, pour nous infliger un pensum aussi indigent. Certes, on partage avec lui la conviction que la crise est loin d’être achevée. Mais prétendre que les States sont sortis de l’ornière et nous inciter à suivre la même stratégie, c’est prendre les Européens pour des abrutis. L’Oncle Sam peut garder son Roubini. Nous avons déjà les nôtres, merci.

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