L'économie au noir

L’économie au noir

Une récession ordinaire ne bouleverse pas l’organisation de la société. Mais si elle se transforme en dépression, la donne est totalement modifiée. Les populations familiarisées avec l’économie parallèle, comme dans les pays du Sud, semblent mieux s’adapter aux temps difficiles. Que se passerait-il en France en cas de collapsus ?

Pendant que le gouvernement grec poursuivait d’âpres tractations avec ses créanciers privés, sous la pression de l’agenda des institutions européennes et de celle des manifestants, l’actualité ne laissait aucun répit aux autres Etats de l’Union européenne. La litanie des dégradations souveraines se poursuivait selon un scénario désormais bien rodé. Et la France perdait le « trésor national » de son triple A, conformément aux anticipations des marchés. Le club huppé des signatures prestigieuses comporte donc de moins en moins d’adhérents, ce qui le rend plus élitiste, certes, mais complique singulièrement la tâche du fonds commun de secours, le FESF, supposé réunir les ressources nécessaires aux membres dans le besoin. On emprunte volontiers à Paul Jorion son image de la cordée pour illustrer le phénomène en cours : chaque fois qu’un pays dévisse, la charge devient plus lourde pour les autres encordés. Jusqu’à devenir insoutenable et provoquer la dégringolade générale. Déjà, un poids lourd comme l’Italie est engagé dans une spirale « à la grecque ». Sauf à espérer un miracle du Vatican, ou une contribution volontaire de la mafia, rien ne saurait enrayer le processus en cours.

Dans le même temps, les « petits » pays dans la peine mesurent les effets de leurs efforts vertueux pour réduire les déficits. Car les conséquences dépressives de la pingrerie publique s’ajoutent à la déprime générale de l’activité européenne. Avec des perspectives plus que moroses pour l’exercice en cours, ce qui ne modifie pas pour autant la stratégie défendue avec opiniâtreté au sein de l’Union : rétablir l’équilibre budgétaire à marche forcée, afin de gommer en quelques années les excès commis pendant des décennies. Il devrait en résulter une récession beaucoup plus profonde que celle anticipée par les prévisionnistes et, probablement, quelques dommages collatéraux résultant de l’instinct de survie des populations concernées. Comme semble le démontrer une récente étude publiée au Portugal.

Survie par la débrouille

Dans ce pays, le poids de l’économie souterraine et l’aversion pour l’impôt sont historiquement plus marqués que dans les Etats du Nord, sans atteindre toutefois les records grecs. Selon le rapport récemment publié par l’Université de Porto, l’économie parallèle aurait encore progressé en 2010, pour approcher le quart de la production totale du pays. Le manque à gagner est évalué à plus de 8 milliards d’euros pour les comptes publics : un montant énorme à l’échelle du pays, dont le PIB est douze fois moindre que le nôtre. Dès lors que Lisbonne s’est engagée dans une politique de hausse massive des prélèvements, il est raisonnable de prévoir que l’activité « au noir » va croître et embellir. C’est-à-dire que dans un contexte de forte récession, les rentrées fiscales et sociales devraient décroître plus que proportionnellement à la baisse d’activité… officielle. Déjà coutumiers de négligence à l’égard de leurs obligations citoyennes, les Portugais vont ainsi renforcer leur protection individuelle face à la crise, et précipiter les comptes collectifs vers de nouveaux abîmes.

Peut-on anticiper la façon dont réagiraient les Français, considérés comme « modernes » en termes de discipline contributive car modérément enclins à la fraude, si la récession se poursuivait à une cadence renforcée ? La réponse n’est pas évidente et fait sans doute davantage appel à l’analyse des sociologues ou des ethnologues qu’à celle des économistes. Car l’appauvrissement toucherait alors de plein fouet les classes moyennes et non les populations identifiées comme « défavorisées ». Si l’on assimile ces dernières aux bénéficiaires du RSA (plus de 2 millions en juin dernier, correspondant à 4,2 millions de personnes en intégrant le conjoint et les enfants), le pays compte un nombre significatif de familles qui ne peuvent techniquement pas vivre de leurs ressources identifiées (quelques centaines d’euros par mois). Et pourtant, elles y parviennent, sans assiéger la Bastille. On a obtenu l’explication de ce mystère auprès de travailleurs sociaux missionnés pour « accompagner » ces familles. Lesquels nous ont taxé de « naïveté » : les ressources complémentaires proviennent essentiellement d’activités ne figurant pas au registre des métiers, ni dans la nomenclature fiscale, certaines d’entre elles étant même expressément réprimées par le Code pénal… Il ne s’agit pas ici d’appréhender le phénomène sous l’angle de la légalité ou de la morale, mais sous son aspect économique : le côté positif de l’affaire, c’est que les personnes en question ont trouvé une réponse (efficace) à leur impécuniosité. Cela nécessite, d’évidence, un certain formatage culturel. Nos classes moyennes, qui n’ont connu d’autre angoisse financière que celle du choix de leur prochaine bagnole, sont-elles préparées à une brutale rupture du train de vie qui leur ferait tutoyer le dénuement ? La question nous remet en mémoire la réponse apportée par Dmitry Orlov, qui quitta l’Union soviétique pour les Etats-Unis à l’âge de 12 ans et qui, devenu ingénieur, se trouva par hasard en mission en Russie lors de l’effondrement après la chute du Mur. Dans une série de conférences, au milieu des années 2000, il a délivré un diagnostic très clair : les Etats-Unis s’effondreront comme l’URSS (politiquement et économiquement). Et les Américains ne sont absolument pas préparés à cette éventualité. Alors que les Russes, habitués à vivre d’expédients, ont pu supporter le choc. Les propos d’Orlov résonnent aujourd’hui d’une tonalité prophétique…

deconnecte