L'économie en quête de (...)

L’économie en quête de sens

Les désordres actuels sèment le doute sur un système vieux de deux siècles. Et qui a bien fonctionné : le capitalisme a engendré une vague de prospérité inégalée. Mais la réflexion dans la sphère politique est en retard d’au moins une guerre, et les économistes ne savent plus « donner du sens au monde qui les entoure » (Robert Solow, Nobel 1987).

L’incertitude des temps présents favorise les interrogations existentielles. Les jurés du Nobel n’échappent pas à la tendance. En couronnant les travaux centrés sur « la cause et l’effet » en économie, ils remettent au goût du jour une préoccupation lancinante de la discipline : les politiques budgétaire et monétaire ont-elles un effet direct sur la réalité économique ? Le simple fait de poser la question constitue un camouflet aux prétentions des gouvernements et des banques centrales, qu’ils soient keynésiens, monétaristes ou économiquement agnostiques. Il n’y a guère que le courant « libertarien », qui potentialise les thèses de Friedrich Hayek et de Milton Friedman, pour délivrer une réponse sans ambigüité : que l’Etat et la Banque centrale en fassent le moins possible, et la société sera bien gardée. Tel est le sentiment au sein du mouvement américain Tea Party, qui proteste contre les désordres attribués à l’interventionnisme fédéral. Les Indignés yankees qui « occupent » Wall Street n’en pensent pas moins, mais accusent la démission des pouvoirs publics. Sur une démarche objective, il n’est pas possible de trancher entre ces deux positions extrêmes : elles sont toutes deux également fondées. Comme une transposition à l’économie quantique du chat de Schrödinger, dans l’épisode où il se trouve simultanément mort et vivant. La métaphore n’est pas innocente : la mécanique quantique remet en cause la physique classique qui statufie la relation de cause à effet.

Mais notre monde est hermétique à de telles finasseries ; si bien qu’ayant atteint un degré de confusionnisme déroutant, le dogme économique dominant mériterait sans aucun doute un examen critique sans complaisance, qui mobilise tous les pathologistes disponibles – pas seulement dans la cour des économistes. Le mouvement est en cours mais demeure embryonnaire. D’évidence, les praticiens patentés de l’économie sont largués : les plus iconoclastes, qu’ils soient ou non nobélisés, ne peuvent s’abstraire de leur pensée formatée et proposent de fragiles emplâtres à une machinerie déglinguée ; ou bien promeuvent la version « remastérisée » du marxisme-léninisme, dont les anciens usagers, merci pour eux, ont pu apprécier les bienfaits. Quant au personnel politique, normalement concerné au premier chef par la réflexion sur l’équilibre serein d’une société, donc sur la quête du Graal qu’est l’intérêt général, ses propositions de « programme » – partout dans le monde où des élections approchent – relèvent d’une pensée ridiculement blette. Nul ne peut en conséquence s’étonner de la montée en puissance de l’« indignation ».

Le capitalisme invaincu

Il y a probablement une bonne raison à ce désarroi intellectuel généralisé : le constat que jusqu’à nouvel ordre, le système capitaliste est celui qui a apporté la plus grande prospérité aux populations. L’accumulation de richesses, à partir de la révolution industrielle qui marque le début de l’ère capitaliste, est tout simplement spectaculaire en regard de l’histoire ancienne. Ce qui ne présage en rien de l’immortalité du capitalisme, comme le prétendent ses thuriféraires, ni de son agonie prochaine, comme le suggèrent ses détracteurs. Il faut toutefois reconnaître qu’il est présentement très malade. Pourtant, l’économie de marché et l’initiative individuelle ont bel et bien été les deux mamelles de la réussite. Tout comme l’expansion du commerce, favorisée par le mouvement de mondialisation. C’est pourquoi l’ambition de « démondialiser » l’économie apparaît à la fois comme contreproductive et saugrenue. Elle supposerait en effet un consensus international hautement improbable – ou des conflits violents. Si bien que, pour prévenir les dommages collatéraux réels qu’a engendrés la globalisation, il serait d’évidence plus pertinent de rechercher le consensus sur un dispositif règlementaire approprié. Car les déséquilibres observés résultent essentiellement de la déréglementation sauvage du commerce des biens, des services et… de l’activité financière. Une situation largement imputable à l’OMC, qui défend la primauté de la liberté du commerce sur toute autre considération.

Dans les faits, la réhabilitation du « laissez faire, laissez passer » des physiocrates a permis au capitalisme d’Etat (comme en Chine) de tondre ses travailleurs, aidant ainsi le capitalisme libéral à éponger tout le monde (consommateurs et salariés). Comme on l’a souvent répété ici, la situation actuelle présente de grandes similitudes avec la Grande crise des années 30 : explosion de la dette et concentration spectaculaire du capital – le tout sur fond de déréglementation. La grosse différence réside dans le fait qu’aujourd’hui, il est illusoire d’espérer l’atténuation des difficultés par un retour aux taux de croissance d’après-guerre, même si les populations anciennement « émergentes » (et désormais plus nombreuses) rêvent d’adopter feu l’american way of life : ni le stock résiduel de ressources naturelles, ni les contraintes environnementales ne le permettent. Sans parler du délabrement du système financier. Reste donc à inventer un mode de vie qui ne bride pas la précieuse initiative individuelle et qui ajuste l’appétit de consommation aux contraintes naturelles. Un mode de vie plus frugal en biens matériels, qui étalonne le besoin de reconnaissance de l’individu – inhérent à l’espèce, donc incontournable – à autre chose que l’accumulation illimitée de richesses. Si l’on en juge à la férocité que déploie la planète financière pour préserver son gros fromage, et à l’indignation du petit peuple qui craint pour son maigre dessert, nous n’en sommes pas encore là. Mais il ne faut pas désespérer : confronté à la nécessité, l’Homme a constamment démontré une remarquable capacité d’adaptation…

Crédit photo : Photos Libres

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