L'être et l'avoir

L’être et l’avoir

Même si l’errance brouillonne caractérise la réflexion politique contemporaine, on observe l’émergence d’analyses qui pourraient aider à dessiner les contours de la société de demain. Celle qui aura, par nécessité, rejeté les dogmes aujourd’hui dominants, bien que chancelants. Et qui étalonnera autrement la reconnaissance de l’individu.

« Comment va la vie ? » titre l’OCDE dans l’un de ses récents rapports, une formulation primesautière qui vise sans doute à dédramatiser un thème empreint d’une certaine gravité. Car le sujet n’est pas anodin. La constante détérioration de la conjoncture commence à provoquer, un peu partout dans les pays dits développés, des dégâts significatifs qui mettent en péril la cohésion sociale. Des dégâts devant lesquels les autorités publiques affichent un désarroi inquiétant, faute de pouvoir (de vouloir ?) accepter une réalité qui pourtant ne saurait leur échapper : la belle mécanique qui a fait tourner le monde, depuis les temps reculés de la révolution industrielle, et avec des succès remarquables pour la prospérité commune, cette merveilleuse machine à produire des richesses est en train de rendre l’âme. Et personne ne se déclare capable de concevoir les pièces de rechange qui lui permettraient de repartir pour un tour. Seule une succession de bricolages hâtifs lui permet de se maintenir dans un état semi-comateux. On se retrouve ainsi face à un gouffre conceptuel abyssal, car s’il est relativement aisé d’identifier les motifs de la panne, les ingénieurs socio-économiques n’ont pas encore mis au point la version 2.0 susceptible de succéder à un système moribond. Outre le fait que les derniers bénéficiaires de l’ordre ancien n’entendent pas abandonner leurs positions sans combattre, ce qui est compréhensible.

Il en résulte que les interrogations de l’OCDE se révèlent d’une pertinente actualité, même si la création récente de son indicateur « vivre mieux » résulte de préoccupations plus anciennes. Qui ont vu un premier aboutissement avec la mise en place de la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, sur « la mesure de la performance économique et du progrès social », réunie dès le début 2008 à l’initiative du gouvernement français et dont les conclusions ont été publiées en septembre de l’année suivante. Dans la grande tradition des commissions « à la française », le rapport qui en est résulté contient une synthèse irréprochable des différentes propositions antérieurement avancées sur le sujet. Un inventaire moins poétique que celui de Prévert, certes, mais scrupuleusement exhaustif. Une approche très « techno », mais ce travail a permis d’exhumer (timidement) les pistes d’une réflexion enfouie dans la préhistoire de la pensée économique : le contenu accordé aux notions de performance et de progrès dans le champ de l’économique et du social. Car la « science économique » moderne a transformé en équations rassurantes des thèmes qui relèvent plutôt de la philosophie politique.

Des sentiments non exprimés

Voilà longtemps que les premières critiques ont été adressées à la démarche consistant à utiliser l’évolution du PIB comme mesure exclusive du progrès d’une collectivité. Mais enfin, il n’y a là rien de surprenant : dans la société de consommation, le bien-être de l’individu se mesure logiquement à son pouvoir d’achat, et sa réussite sociale à la taille de son compte en banque. Quels que soient, du reste, les moyens mis en œuvre pour accumuler la fortune. Sociologues et romanciers ont imaginé une hypothétique société post-consommation, dans laquelle les individus, supposés repus de biens matériels, déplacent massivement leurs appétits matérialistes vers des aspirations plus métaphysiques. Les temps présents montrent plutôt que si le capitalisme de marché (plus l’électricité, pour paraphraser Lénine) a permis un véritable saut quantique dans l’aisance matérielle des populations concernées, le « progrès » social n’a nulle part permis d’atteindre la complétude matérielle pour le plus grand nombre : la tendance à l’opulence s’est retournée bien avant que l’optimum n’ait été atteint, et ce pour des catégories entières d’individus. On traverse en ce moment une phase aiguë de ce type, marquée par l’hyper-concentration de moyens financiers dans les mêmes mains, pendant que des pans entiers de la classe moyenne tutoient brutalement la pauvreté. Aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne, deux pays en pointe du capitalisme libéral, l’opinion moyenne se renverse et apostasie sa croyance dans la légitimité du système dominant.

Ainsi, bien qu’intégrant à bon escient des éléments non pris en compte par le PIB marchand, l’indicateur « vivre mieux » de l’OCDE, une matrice d’opinions, pourrait se révéler être un nouvel arbre statistique cachant la forêt de sentiments non exprimés. Exemple : « le fait d’avoir un travail » constituerait un facteur essentiel au bien-être. On le comprend intuitivement : le travail apporte un flux récurrent de revenus, donc le carburant monétaire indispensable à la sécurité du quotidien. Mais, selon les termes mêmes de l’OCDE, « Les bons emplois conditionnent également l’identité personnelle et les opportunités pour des relations sociales ». C’est à ce stade que les observations méritent d’être approfondies. Si le revenu nécessaire à l’individu provenait d’ailleurs que du salaire, « l’identité personnelle » et « les relations sociales » seraient à coup sûr ce qu’elles sont peut-être déjà aujourd’hui : les premiers facteurs de satisfaction, les motivations principales du travail, comme moyen irremplaçable d’obtenir la reconnaissance – cette aspiration immémoriale de l’espèce. Même s’ils sont encore réalisés avec les outils analytiques du « monde ancien », les travaux sur le « vivre mieux » ouvrent peut-être la voie à la définition d’un nouveau paradigme. Une société dans laquelle les ressources du quidam seraient complètement indépendantes de son travail. Une société dans laquelle la reconnaissance de l’individu résulterait de ce qu’il est et de ce qu’il fait, et non de ce qu’il gagne. C’est une hypothèse, bien sûr. Pas une thèse, ni une prophétie.

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