L’Europe en vrac

Avec une défense en béton, l’Allemagne s’illustre à nouveau dans le ballon rond. Mais sur le plan politique, Berlin tacle sauvagement ses contradicteurs et manœuvre ses mercenaires sur le terrain européen. Il va en résulter une crispation explosive sur la question des politiques d’austérité.

Dans sa version « européenne », le football est considéré aux États-Unis comme un sport de mauviettes. Ce pourquoi, sans doute, l’Oncle Sam se contente-t-il de participer poliment au Mondial, sans autre ambition que de ne pas se faire laminer par l’équipe nationale afghane ou irakienne - encore que la FIFA ait veillé au grain, en disqualifiant d’emblée toute nation ouvertement désobligeante envers les States. On n’est jamais assez prudent pour prévenir le risque d’une troisième guerre mondiale, que d’aucuns, sur le flanc ukrainien, semblent vouloir déclencher sur les plus brefs délais. Sur le Vieux Continent, en revanche, et partout où le football américain n’a pas prospéré, le titre de champion du ballon rond revêt un prestige considérable, susceptible de booster la croissance du pays, de conduire au plein-emploi et ainsi de guérir derechef tout dirigeant politique atteint des écrouelles sondagières (celles qui défigurent méchamment la côte de popularité).

On se doute que dans un tel contexte, bien des gouvernements ont croisé les doigts pour que leur team réalise un exploit. Nul doute que la Maison France se serait réjouie de remporter le trophée, ne serait-ce qu’en permettant à l’Elysée de se décider - à tirer du pied droit ou du pied gauche. Mais bon, le miracle n’ayant pas eu lieu, c’est la statistique qui a triomphé : l’équipe la plus régulière, la plus opiniâtre, la plus industrieuse l’a emporté, bien qu’elle ne fût pas - aux dires des spécialistes - la plus brillante : telle est la martingale teutonne, héritée de la culture prussienne. Constance dans la discipline et sentiment de supériorité non dissimulé. Autant d’atouts qui menacent de générer de gros embarras au sein de l’UE, comme en témoigne le scénario extravagant qui suit le scrutin européen pour la désignation des éminences, sous la très haute influence de Berlin.

Autisme des élites

Dans une période où les institutions communautaires ne sont pas vraiment plébiscitées par l’opinion, et où le scrutin a libéré une forte charge de mécontentement (pas de « l’euroscepticisme » mais bel et bien de l’europhobie), on peut s’’étonner de la désinvolture avec laquelle Bruxelles a analysé les résultats et l’extrême mauvaise foi des conclusions qui en ont été tirées : le parti des Conservateurs ayant conservé sa prééminence (en dépit de la nette érosion des deux principales factions), les électeurs européens étaient supposés avoir voté pour un président de la Commission conservateur - une interprétation extravagante des textes fondateurs, que les Anglais ont eu raison de contester avec la dernière énergie. On ne sait ce qu’ils ont obtenu en échange de leur ralliement piteux au courant mainstream, mais il est probable que Cameron n’a pas mangé son chapeau pour un simple plat de lentilles.

Quoi qu’il en soit, la désignation consensuelle de Juncker, après quelques rapides hésitations allemandes, suscite en effet de légitimes interrogations. Pas à cause du tabagisme avéré du Luxembourgeois, ni de son penchant supposé pour le pur malt (arguments que la presse britannique à développés ad nauseam). Pas vraiment non plus pour ses aspirations fédéralistes, que partagent bon nombre des personnels bruxellois, élus ou fonctionnaires - à l’exception notable des Anglais, bien entendu. En revanche, il est bien représentatif d’un homme « du passé », avec toutes les nuances péjoratives attachées au qualificatif. Vétéran de la politique luxembourgeoise et européenne, Juncker à nécessairement un CV à rallonge, agrémenté d’inévitables casseroles : longtemps Premier ministre d’un État qui fut, et demeure partiellement, un confortable paradis fiscal au sein d’une Union impécunieuse et donc tentée par la matraque fiscale, il a dû longtemps atermoyer, ruser, manœuvrer et même maquiller la réalité, afin de retarder le moment où les banques du cru seraient soumises à une transparence relative, au moins à l’égard des régulateurs de l’UE. Sur ce terrain, l’histoire ne dit rien des relations avec Moscou, depuis que le système bancaire du Grand-Duché a remplacé l’Ukraine comme « grenier à blé » de la Russie...

En cette période de désamour entre l’électorat européen et ses institutions, la cooptation de Juncker sonne comme le mépris souverain des « élites communautaires » à l’égard des populations. Comme un arrangement « popote » entre les deux grands partis représentés (et en perte de vitesse), manifestement d’accord pour ne pas faire de vagues, en laissant les rênes du Parlement à l’Allemand Martin Schulz et la Commission aux mains de l’ultra-germanophile Juncker, ou plus exactement ultra-mercenaire du « système ». C’est sous sa longue présidence de l’Eurogroupe qu’ont été arrêtées les stratégies de crise, et notamment les plans de « sauvegarde » dont ont bénéficié, pour leur malheur, la Grèce et le Portugal, un schéma auquel l’Italie de Mario Renzi tente d’échapper - sans grand succès jusqu’à ce jour. C’est bien là le problème : bien que les objectifs de réduction de la dette, à marche forcée, soient objectivement hors de portée, la nouvelle Commission va continuer de les défendre pour complaire au camp teuton et respecter les contreparties négociées avec les attributions de portefeuilles. Les Eurocrates accordent leurs violons et leurs plans de carrière, pendant que des populations entières s’enlisent dans le désespoir. On ne serait pas surpris que ces petits marquis, experts dans les jeux de pouvoir byzantins mais hermétiques aux règles de la représentation démocratique, nous suggèrent bientôt de manger de la brioche. De la brioche allemande, s’entend.

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