La brioche de Davos

La brioche de Davos

Il n’est facile pour personne de renoncer à ses convictions, même lorsque les faits les démentent. Personne n’accepte davantage d’apostasier un dogme qui lui garantit un statut confortable. Une interview récente de Klaus Schwab pourrait bien annoncer le crépuscule du Forum de Davos, tel qu’il le manage depuis quarante ans.

Une bonne nouvelle : les fêtes de fin d’année conservent leur magie dans la plupart des pays du monde. Pas question de renoncer à la procession de réceptions et à l’avalanche de cadeaux qui caractérisent la période, plus ou moins longue selon les traditions nationales. La trêve qui en résulte ne profite pas seulement aux confiseurs et les statistiques viennent confirmer le regain d’activité qu’elle suscite. Chez nous, les grands distributeurs se déclarent soulagés par le budget que les ménages ont affecté aux festivités, alors qu’ils redoutaient un début de glaciation de la dépense, en dépit d’une météo anormalement clémente. Mais les prévisionnistes anticipent déjà que le dicton populaire devrait se vérifier : Noël au balcon, Pâques aux tisons. Pour le premier semestre de l’année en cours, la tendance lourde des derniers mois devrait se confirmer, tant en France que dans le reste de l’Europe, où le PIB est attendu en baisse (modeste), avant de repartir à la hausse dès la deuxième moitié de l’année. Des attentes conformes à la théorie du cycle économique, qui a depuis longtemps démontré sa pertinence : l’activité se développe toujours selon une succession de phases d’expansion plus ou moins vigoureuse, et de phases de récession qui corrigent les excès d’optimisme antérieur.

Si le principe du cycle économique est aussi bien établi que celui des saisons, il demeure mystérieux sur les deux paramètres qui intéressent chacun : la période, et l’intensité des pulsations. Lorsque la tendance longue est fondamentalement dynamique, comme pendant les « Trente glorieuses », les récessions affichent une durée courte et une intensité faible. La machine reprend son souffle, en quelque sorte. Après les ravages des deux chocs pétroliers, on a cru pouvoir vaincre définitivement la malédiction du cycle et s’orienter vers une prospérité continue. Grâce aux avancées technologiques majeures (la révolution numérique d’une part, l’ingénierie financière d’autre part), et à la propagation fulgurante de la globalisation, consistant à établir un poulailler planétaire libre pour le renard libre du business international. Sous ce nouveau paradigme, le monde devait devenir un territoire sur lequel le soleil de la croissance ne se coucherait jamais. L’enthousiasme pour des lendemains enchanteurs est sans doute le premier pilier des succès de l’espèce humaine ; mais la propension à croire en la pierre philosophale, qui est aux adultes ce que le Père Noël est aux enfants, l’expose régulièrement au même type de déconvenues : un jour le rêve se brise.

En dépit de l’acuité des problèmes présents, nous n’en sommes pas encore arrivés au stade du découragement. Par exemple, la presse unanime salue la performance américaine de fin d’année en matière d’emploi : quelques centaines de milliers de postes ont été créés, probablement pour accompagner le surcroît d’activité marchande de la période. Et cette hirondelle hivernale est sensée annoncer le printemps de la reprise aux Etats-Unis : un ange passe… De la même façon, la sphère des décideurs semble s’accrocher à ses croyances comme un naufragé à sa planche. Il y a ici un parallèle surprenant avec la dernière décennie de l’empire soviétique : les autorités imputaient alors leurs profondes difficultés au fait que l’on n’était pas allé « assez loin dans le communisme ». Tel est le sentiment qui ressort de l’interview accordée par Klaus Schwab, père du Forum de Davos, au mensuel Enjeux Les Echos de janvier.

Gouvernance et compétitivité

Le fameux Forum de Davos réunit chaque année le gratin mondial des affaires et de la politique. Un plateau très représentatif des décideurs de la planète, qui ne disposent pas pour autant du pouvoir de faire la conjoncture à leur gré : l’année dernière à la même époque, ils annonçaient la fin de la crise, en dépit de signaux peu engageants (bulle des dettes souveraines, fragilisation de la finance, affaiblissement de la coopération au sein du G20). L’analyse de Klaus Schwab, pour expliquer les aléas de la prévision, tient à ce que « la gouvernance mondiale est devenue si complexe que nous courons le risque d’en perdre la maîtrise ». La formulation est très significative : de l’inquiétude du pape du Forum, d’abord, qui constate l’affaiblissement du pouvoir dont disposaient antérieurement les maréchaux des affaires et de la politique, pour façonner l’évolution du monde selon leurs souhaits. Le cynisme et la suffisance, ensuite, devant le « risque » que représenterait la perte de cette maîtrise, pour « nous » – les décideurs, s’entend.

Le deuxième volet de son analyse concerne l’économie : les difficultés présentes seraient principalement imputables aux « écarts de compétitivité » entre pays. Comprenons par là que les pays non compétitifs sont ceux qui dépensent trop et maltraitent leurs créanciers. Et donc que le modèle d’une bonne « gouvernance » mondiale, c’est celui d’une société entière soumise à l’impératif exclusif des coûts de production (avec les conséquences mécaniques qui en découlent). En d’autres termes, le monde va mal aujourd’hui parce qu’il n’est pas allé assez loin dans le capitalisme libéral. L’approche de Schwab est une transposition du « technologisme » ambiant à l’organisation sociale. Selon ce raisonnement, on peut expliquer de la façon suivante pourquoi les Parisiens, à la fin du XVIIIe siècle, on manqué de pain : la compétitivité des boulangers était insuffisante. On souhaite à Klaus Schwab de grignoter longtemps encore la brioche du Forum. Mais on lui recommande amicalement d’éviter Varennes.

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