La Chine : imprévisible

La Chine : imprévisible

Modèle inégalé du pénitencier de marché, la Chine suscite autant d’inquiétudes pour ses supposées prétentions impérialistes que de concupiscence pour l’étendue de son marché. Sauf que les développements en cours infirment plutôt ces deux sentiments. Pékin pourrait bien être en voie du repli sur soi. Tant au plan politique que commercial.

Selon le dernier recensement, la France compterait exactement deux douzaines de milliardaires (en dollars). Ce n’est pas bésef : notre pays justifie ainsi d’être l’un des plus égalitaires du monde, sans vouloir offenser la rancœur compréhensible des « indignés ». La Chine, elle, aligne 4 000 milliardaires. Bon, d’accord, milliardaires en yuans (soit 1 080 000 euros), ce qui n’est pas tout-à-fait la même chose en termes de change, mais sans doute pas très différent en termes de pouvoir d’achat. Car les intéressés – et bien d’autres beaucoup moins riches – pillent avidement les boutiques de luxe françaises et les concessionnaires de berlines anglaises et allemandes. De ce fait, si l’on admet une égalité démocratique entre le milliardaire français et son homologue chinois, alors l’Empire du Milieu compte-t-il, en proportion des populations respectives, environ huit fois plus de très riches que notre pays. Une situation paradoxale bien qu’apparemment compatible avec les « caractéristiques du socialisme chinois », dont les fondements nous seront bientôt rappelés. Pékin publiera en effet, en juillet, à l’occasion du 90ème anniversaire du PCC, deux recueils de pensées : celles de Mao Zedong et celles de Deng Xiaoping, complétant celles de Jiang Zemin publiées l’année dernière, qui formeront « un ensemble d’œuvres illustrant les principales opinions et assertions de trois générations de dirigeants du Parti » (Le Quotidien du Peuple).

Il en va ainsi des systèmes contemporains de gouvernement : dans un pays qui continue de se réclamer de la pensée de Mao, les fortunes individuelles se multiplient à la vitesse d’une bactérie maligne ; dans un pays comme le nôtre, sensément converti aux vertus du capitalisme de Milton Friedman, rares sont les jeunes qui croient possible de bâtir une fortune, et plus rares encore sont ceux qui ambitionnent de s’y employer. Peut-être redoutent-ils de devenir de vieux milliardaires gâteux, poursuivis par la cupidité de parasites ou d’arrivistes. Ou plus sûrement ne croient-ils plus que ce soit possible, ni que ce soit souhaitable : ce modèle-là, qui ne s’est imposé chez nous qu’au forceps, ne procède pas vraiment de la culture française. Laquelle est moins perméable aux faux-semblants supposés cimenter une société, comme le sont les Américains ou… les Chinois. Ces derniers ont appris des Yankees les principes de l’exploitation contractuelle, conjuguée à la pratique sophistiquée du double langage – un art qu’ils maîtrisent depuis des millénaires.

Une stratégie atypique

Pas étonnant que le « modèle chinois » bluffe les dirigeants de la plupart des pays du monde. Car il fait cohabiter une organisation politique directement héritée de la « démocratie populaire » maoïste, soutenue par un maillage policier, et les pratiques les plus rustiques du capitalisme. Il en résulte ce compromis dogmatique appelé « socialisme de marché », qui réussit le tour de force de cumuler la brutalité politique et la violence économique, avec les résultats que l’on connaît en termes de performance-pays (telle que la mesurent les statistiques internationales) : la Chine transforme la contrainte intérieure en excédents commerciaux. Finalement, ce n’est jamais que la forme assumée et institutionnalisée d’une sorte de pénitencier de marché, ce même mode de société que les « machins » internationaux, dans leur souci de préserver les intérêts des créanciers de la planète, aimeraient voir s’instaurer dans les pays aux finances dévastées. Sauf que, semble-t-il, les forçats chinois font plus que « s’indigner » de leur sort : les émeutes localisées se multiplient, rendant nécessaire l’accélération des réformes projetées par le récent Plan quinquennal. Lequel prévoit expressément de consacrer aux autochtones une plus grande part des richesses produites par le pays, au détriment de l’accumulation des profits financiers de l’exportation.

Il est aujourd’hui difficile de mesurer l’impact d’un tel choix stratégique sur les flux de l’économie mondiale, au moment où tous les « riches » pays d’antan aimeraient bien que les Chinois claquent leurs énormes réserves en produits d’importation. Mais à l’exception notable du prestige de la bimbeloterie de luxe et de la technologie nucléaire de pointe, la Chine est bientôt en mesure de produire tout ce dont elle a besoin. Pour peu qu’elle dispose des matières premières suffisantes, bien entendu. Ce pourquoi elle emploie assidument son trésor de guerre à mettre la main sur toutes les ressources disponibles – en témoigne la récente visite officielle du président Hu Jintao au Kazakhstan, au moment où Glencore, le géant suisse des matières premières, a dû démentir son intention d’acquérir la firme kazakh ENRC (véritable pépite en ressources naturelles locales). La Chine n’a plus besoin de qui que ce soit pour fabriquer des trains à grande vitesse performants, des long-courriers fiables, des chasseurs-bombardiers dernier cri ou des porte-avions sophistiqués. Sans lui prêter des velléités impérialistes qu’il ne nourrit pas nécessairement, ce pays est bientôt en mesure de piloter son développement sans recours significatif aux marchés occidentaux. Même s’il a, dit-on, encore beaucoup à faire pour adapter son agriculture aux besoins d’une population nombreuse et légitimement plus exigeante, son positionnement est déjà enviable : la Chine est, par exemple, le premier producteur mondial de tomates, fruits qui font l’objet du plus gros marché de la planète. Et lors d’un récent salon, a été présenté un plant susceptible de produire… trois tonnes de fruits ! Quelques massifs sur la place Tienanmen et vous alimentez en tomates tout Pékin. Avis aux maraîchers de Marmande…

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