La résurrection de Malthus

La résurrection de Malthus

Partout dans le monde, les statistiques de croissance rythment les joies et les angoisses du citoyen. Pourtant, la pénurie de ressources nous guette, face à la constante augmentation des populations. Même le microcosme protégé de la finance prend conscience de la nécessité de mesurer nos ambitions en termes qualitatifs. On en est encore loin…

Les périodes de grands désordres présentent au moins un avantage : celui d’exhumer les thèses que la pensée dominante a reléguées aux poubelles de l’Histoire, souvent après les avoir ridiculisées.

Ainsi celles de Malthus, qui commença sa carrière de pasteur anglican dans les dernières années du XVIIIe, alors que son pays endurait la disette due aux mauvaises récoltes. Son premier essai, non publié, constitue un vibrant plaidoyer pour l’assistance publique aux pauvres. Déjà transparait ce qui deviendra une fixation intellectuelle : l’adéquation entre la quantité de population et celle des ressources disponibles. Une obsession bien naturelle en économie politique : la répartition des richesses constitue l’une des deux mamelles historiques de son objet, l’autre étant la production de ces mêmes richesses.

Toute la question, non encore résolue, consiste à construire le système assurant l’optimum entre la production et la répartition. Mais dans son œuvre majeure, « Essai sur le principe de population » qui provoqua un électrochoc, Malthus apostasie ses pulsions caritatives de jeunesse. Pourquoi un tel revirement ? C’est une réaction vigoureuse à la publication par son mentor, William Godwin, de son « Enquête sur la justice politique et son influence sur la vertu et le bonheur en général ». Un essai utopiste, très influencé par la philosophie française des Lumières, qui promet justice et prospérité à une fraction grandissante de la société. Pour peu que cette dernière se dote d’un gouvernement et de lois conduits par la Raison et la Vertu (les piliers symboliques de la Révolution française). Que nenni, répond Malthus, une loi naturelle s’oppose à ce scénario : la population augmente plus vite (selon une progression géométrique) que les ressources appropriées (qui croissent selon une progression arithmétique). Sa réponse d’économiste est donc la suivante : il faut limiter le croît du troupeau humain, et tout particulièrement celui des pauvres, en leur supprimant toute subvention.

La découverte opportune de l’énergie fossile, qui a considérablement dopé la production et distillé d’immenses richesses, a jusqu’à ce jour glorifié l’utopie de Godwin et enterré les terreurs de Malthus. Mais voilà que le pessimisme malthusien retrouve le devant de la scène : les gains de productivité s’étiolent et les ressources énergétiques s’épuisent. Le spectre de la pénurie refait surface, même si les anticipations démographiques de Malthus ont été déjouées : en dépit des énormes progrès accomplis en matière de santé, la taille de la famille évolue en proportion inverse de son opulence. Si bien que les sociétés dites avancées ont plus à redouter un excédent de vieillards que de nourrissons.

Vers le qualitatif

Il n’empêche que le déséquilibre tend à nouveau à s’accentuer, comme le remarque Jeremy Grantham, stratège boursier (fondateur de la firme de gestion CMO ) rendu célèbre par la pertinence de ses anticipations passées : il avait prévu, à l’aube des années 2000, une décennie de baisse des actions. Les places financières le considèrent comme véhiculant un pessimisme excessif, mais « seuls les dépressifs observent la réalité telle qu’elle est », affirme le responsable de l’allocation d’actifs de CMO. Et d’ajouter : « les investisseurs ont beaucoup de courage et peu de cash ».

Une façon de pointer du doigt les techniques ordinaires de la gestion moderne : des prises de position hardies grâce à l’effet de levier du crédit. Générant les accidents que l’on connaît. Le discours de Grantham prend d’autant plus de poids qu’il émane d’un gestionnaire de titres et pas d’un altermondialiste. C’est pourtant la même dialectique, même si les objectifs sont différents : les siens sont de faire prospérer les actifs qu’il gère. Et il estime que les attentes en cette matière doivent être largement tempérées : déjà au mois de mars, il estimait que les actions étaient surévaluées de 25 à 30%. Elles ont depuis encore augmenté…

Mais l’observation est imparable et totalement « malthusienne », au constat que la croissance mondiale espérée s’élève à 4,5% cette année (un taux jugé modeste) et que la population continue d’augmenter à un rythme supérieur à 1% : sur ces mêmes bases, les 3 000 ans d’éclat de l’Egypte ancienne auraient produit plus de richesses que n’en peut contenir un milliard de systèmes solaires, et sa population aurait été multipliée par 9 000 milliards ! Bien sûr, l’application de l’intérêt composé sur de très longues périodes produit toujours des résultats aberrants. Mais la conclusion n’en est pas faussée pour autant : il faudra bien, rapidement, se concentrer sur l’aspect qualitatif de la « croissance » plus que sur son aspect quantitatif.

Car les déséquilibres en termes de ressources vont devenir dramatiques, sauf à euthanasier une bonne partie des populations. Voilà qui rend dérisoire la publication fébrile des statistiques d’évolution du PIB, comme baromètre intangible du bien-être des citoyens. Même si cette année, selon Grantham, les récoltes ne peuvent pas être pires que les années précédentes, et donc que la pression sur le prix des denrées devrait s’alléger, les perspectives à plus longue échéance sont inquiétantes. Moralité : ce n’est pas le moment de laisser les friches envahir son potager…

Par Jean-Jacques JUGIE

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