La Suisse et les « cocos

La Suisse et les « cocos »

Renforcer la sécurité bancaire et prévenir le risque systémique. Telle est la feuille de route que se sont imposée tous les gouvernements. Avec, à ce jour, des résultats plutôt mitigés. La Suisse discute d’un projet de loi ah hoc, supposé réglementer rigoureusement le secteur. En introduisant les « cocos » dans leur système bancaire. Périlleux…

Nous vivons des temps bien singuliers. Au rythme du feuilleton à rebondissements multiples des projets de réglementation financière. Ou plus exactement, des tentatives pusillanimes de passer le licol à un secteur d’activité dont les ruades sont décourageantes : la bête est puissante. Et dangereuse. Aux Etats-Unis, l’adoption du Dodd-Frank act est supposée mettre un terme définitif aux errements antérieurs, et prévenir à jamais le risque systémique. Un brouet de quelques milliers de pages, principalement concocté par ceux-là mêmes que le texte est supposé contraindre. La montagne a accouché d’une… fourmi. Les juristes ont du grain à moudre pour permettre aux banques de poursuivre leurs numéros antérieurs d’équilibristes, voire de les épicer un tantinet jusqu’au prochain accident. Ailleurs, les autorités politiques se contorsionnent entre deux chaises : les attentes de leur électorat, qui préconise la kalachnikov contre l’establishment financier, et le pragmatisme boutiquier qui commande de ne pas entraver leurs propres banques. Car si elles sont privées de bonnes affaires, même sulfureuses, ce sont leurs concurrentes étrangères qui les rafleront.

Le principe dominant est donc le suivant : puisqu’il est impossible de moraliser la finance, faisons en sorte de la draper d’un voile pudique en dentelle de bonnes intentions. Ce n’est pas trop difficile : le sujet est suffisamment technique pour permettre de noyer le pékin dans un sabir anesthésiant. Ainsi la Banque des réglements internationaux (BRI), grand mufti de la régulation financière, a-t-elle concocté son dispositif dit « Bâle III », supposé rigoureux à l’égard des établissements financiers. On ne saurait pour autant prétendre qu’il s’agit d’un carcan douloureux. Mais au moins impose-t-il de rehausser les fonds propres bancaires à un niveau un peu moins ridicule, pour le porter à 10,5% des engagements… pondérés des risques. L’essentiel des chipotages en cours porte donc, une nouvelle fois, sur la définition des fonds propres pris en compte. Se limiter au capital et aux réserves serait trop simple, on s’en doute. Dans la finance, on aime bien faire remonter en haut de bilan des lignes qui ordinairement se traînent près du plancher. Il s’agit le plus souvent de titres fantasmagoriques, qui ne ressemblent à rien d’identifiable. Et dont la valeur comptable peut se révéler considérablement supérieure à la valeur de marché. Une façon de générer un « effet de levier » avec les fonds propres, ce qui est assez sportif…

L’ingénierie financière

Ce thème fait actuellement l’objet d’un débat animé en Suisse, arrivée au terme d’une consultation préalable au vote d’une nouvelle loi bancaire. L’objectif est de sécuriser l’industrie financière, qui pèse très lourd dans ce pays : les deux mastodontes (UBS et Crédit Suisse) affichent un total de bilan plusieurs fois supérieur au PIB du pays. Autant dire qu’il convient de se préoccuper de la santé de ces trop-gros-pour-faire-faillite. Ensuite, eu égard aux relations tendues de ses banques avec les administrations fiscales étrangères, notamment américaine, la Suisse a tout intérêt à ne pas prêter le flanc à la critique. A se montrer exemplaire, en quelque sorte. En foi de quoi les banques du pays seraient-elles tenues d’afficher un ratio de 19% de fonds propres – très supérieur à la norme Bâle III. Un objectif aussi ambitieux fait grincer les dents. Les deux géants du secteur ont une culture du haut de bilan un peu différente ; mais ils tombent d’accord sur un point : pour augmenter les fonds propres, tout vaut mieux qu’une augmentation de capital. En gros, la seule méthode qu’ils refusent est la première qu’ils exigent de leurs clients entrepreneurs… Pourquoi une telle aversion ? A cause du fameux ROE (return on equity, le rendement des fonds propres), qui faiblit mécaniquement en cas d’émission d’actions nouvelles. Le principe du business moderne, c’est de faire un maximum de profit avec un minimum de capitaux immobilisés. Surtout, ne pas diluer les actionnaires existants : un exercice malaisé dans le long terme.

Conciliant, le projet de loi intègre cette obsession. Et envisage l’émission de titres particuliers, inaugurés par Lloyds dès la fin 2009 : les obligations convertibles contingentes, facétieusement dénommées « cocos ». Quel est leur principe ? Ce sont des obligations, donc des créances : elles n’ont pas d’effet dilutif. Du moins à l’émission. Car si l’emprunteur rencontre des difficultés et que ses fonds propres s’érodent, ces obligations sont automatiquement converties en actions selon des modalités prévues à l’origine. Crédit Suisse a déjà réalisé deux émissions de cette nature, sous le prudent scepticisme des investisseurs qui ne savent pas comment coter le risque. De son côté, Oswald Grübel, directeur général du principal concurrent UBS, tire à boulets rouges sur ces obligations, qu’il estime porteuses de dangers supplémentaires. Non sans arguments recevables. En outre, ce mode de financement coûte cher (plus de 9%, alors que les obligations d’Etat offrent environ 2%). Si bien que l’on peut s’interroger sur la pertinence d’un mécanisme qui obère méchamment le résultat, au prétexte de préserver le ROE… Il faut donc comprendre que le risque de dilution des actionnaires prévaut sur le risque d’insolvabilité des banques. Pour une loi sensée renforcer la sécurité du secteur, voilà une approche plutôt déroutante…

Par
Jean-Jacques JUGIE

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