Le billet vert en solde

Le billet vert en solde

Tant va la cruche à l’eau, etc. Les professeurs de vertu financière se sont longtemps montrés indulgents à l’égard de l’élève le plus riche de la classe. Mais ses frasques incessantes ne peuvent plus être tolérées sans ridiculiser l’autorité des notateurs. Une Agence vient ainsi de délivrer une « perspective négative » à la signature américaine. Chaud…

Il y a finalement pas mal de points communs entre les produits financiers et la charcutaille. Leurs qualités respectives dépendent à la fois de la matière première et de l’habileté du faiseur. Voyez l’andouillette, par exemple : les plus prestigieuses étaient naguère fabriquées à la fraise de veau. Puis avec la vague de folie vitelline, il a fallu se rabattre sur la tripe de porc. Beurk. Ce qui n’empêche pas les notateurs de poursuivre l’attribution d’un prestigieux AAAAA aux petites andouilles les plus savoureuses. Dans la finance, ce n’est pas la matière première qui a été frappée de folie, mais les préparateurs de produits. Ces andouilles ont mélangé toutes sortes d’ingrédients plus ou moins orthodoxes au point de concocter d’authentiques toxines. Mais les agences de notation, qui devaient avoir la langue chargée, ont généreusement délivré le triple A à ces cochonneries, avant que l’affaire ne tourne en eau de boudin. Ceci pour rappeler que dans les deux cas, la notation est affaire de jugement, de ce fait soumise aux aléas du thermomètre humain et donc au risque d’arbitraire, voire de mauvaise foi. Ensuite, la notation est par essence relative : la meilleure note est attribuée à ceux qui présentent le moindre risque parmi la nuée d’emprunteurs. Ainsi le triple A peut-il gratifier un borgne, s’il est entouré d’aveugles.

Tel est bien le problème qui se pose, de puis déjà pas mal de temps, aux agences de notation : la qualité moyenne des signatures a singulièrement baissé. Dès lors que le prestige de quelques gros émetteurs s’est terni, sans avoir été nécessairement sanctionné, la fiabilité de leurs propres créanciers s’est elle-même altérée : ainsi naît le risque systémique, cauchemar absolu de n’importe quel système. Car il n’épargne personne. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’annonce récente de l’agence Standard & Poor’s, qui a fait passer de « stable » à « négative » sa perspective de note de l’Oncle Sam. Vous avez bien lu : la perspective. Pas la note. Prudente dans sa témérité, S&P estime que les deux ans à venir seront déterminants pour juger si les Etats-Unis seront ou non confrontés à des difficultés pour rembourser leurs dettes. C’est le même délai que s’est donné l’Union européenne pour mettre en place le dispositif imparable qui viendra au secours de ses membres dans le besoin. Très bien. Sauf que d’ici 2013, beaucoup d’eau aura passé sous les ponts. Et selon toute vraisemblance, les fleuves auront aussi charrié de nombreux cadavres…

Banqueroute inévitable

Il serait intéressant de connaître les instruments de mesure et la martingale prospective des agences de rating. Mais il est permis de supposer que la méthodologie est la même que celle qui prévaut dans les services gouvernementaux, fondée sur la recette du pâté d’alouette : une alouette de lucidité technique, un cheval de prières. Car dans tous les pays du monde, les procédures budgétaires relèvent pour une bonne part de la prestidigitation. Surtout dans les périodes complexes comme celle que nous traversons, où les prévisions de recettes sont entachées d’un très haut niveau d’incertitude. Il est donc nécessaire de bâtir un scénario du futur – et s’agissant des rentrées fiscales, les politiques ne sont jamais pessimistes …

Restent donc les dépenses, comme le note avec pertinence S&P pour les Etats-Unis : on a pu mesurer jusqu’ici l’état du consensus bipartisan sur cette affaire. L’empoignade est féroce et il n’est pas impossible que le pays se trouve de nouveau, avant l’été, confronté au risque d’un blocage des institutions. Quoi qu’il en soit, et quand bien même le clan républicain ferait-il avaliser son propre plan de coupes budgétaires, plus sévère que celui d’Obama, les économies en résultant seraient trop faibles pour stopper l’enflure de la dette. Car elles maintiendraient un déficit d’exécution très élevé. En outre, une forte rigueur budgétaire réduirait le potentiel de l’activité (la croissance US est principalement tirée par la consommation) : il en résulterait un marasme grandissant pour les finances publiques.

Bref, on peut déjà donner une note là où S&P ne donne qu’une « perspective négative » : l’Oncle Sam est coincé. On pourra toujours objecter qu’après l’annonce de l’Agence, les cours des Bons du Trésor américain n’ont fléchi qu’un moment avant de se reprendre. Ce qui témoignerait de la confiance intacte des marchés à l’égard du billet vert. Que nenni : les « investisseurs » concernés sont soit Américains, soit couverts en dollars. Le papier ainsi acquis (avec un rendement d’environ 3,5% pour le 10 ans) est aisément refinancé auprès de la Banque fédérale au taux amical de 1%. Tant que la FED alimentera la chaudière, l’agiotage sur titres d’Etat US continuera d’être rentable. De fausses créances nourriront ainsi de vrais bénéfices pour le système financier. Jusqu’à quand ? Eh bien, jusqu’à ce que l’Institut d’émission, dont le bilan se pourrit à une cadence frénétique, soit obligé de faire autre chose. Comme remonter ses taux directeurs, par exemple. A partir de là, le placement de la dette US va devenir beaucoup, beaucoup plus difficile. Et à des taux guerriers. Pour mémoire, au moment où ces lignes sont écrites, la Grèce paie plus de 20% pour ses emprunts à deux ans. Ses finances sont donc cliniquement mortes. Et les « perspectives » des agences seront bientôt confirmées…

Par Jean-Jacques JUGIE

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