Le captivant roman (...)

Le captivant roman argentin

En dépit d’une histoire contrastée et douloureuse sur le plan politique, et après une crise « à la grecque », l’Argentine est redevenue le pays le plus prospère d’Amérique latine. Sans renouer pour autant avec sa splendeur de la première moitié du siècle dernier. Il semblerait que son retour en grâce résulte d’une stratégie systématique : la prise à contrepied des dogmes néolibéraux…

Il y a quelques pays au monde qui conservent intact leur capital de sympathie auprès des Européens, quelles que soient les vicissitudes de leur histoire. Les Français, par exemple, entretiennent une affection indéfectible pour Cuba, grâce à l’image romantique du Che que son titulaire n’eut pas le temps de ternir par l’exercice du pouvoir. Et puis il y a l’Argentine, qui ne doit pas sa cote d’amour à la seule magie du tango : le pays a été de longue date une terre d’accueil des migrants du Vieux continent. Les Espagnols, bien sûr, colons historiques. Mais aussi la vague massive d’Italiens fuyant la rigueur mussolinienne, suivie de la vague d’Allemands fuyant les dommages collatéraux de leur passé nazi. Bien que la population d’origine française soit relativement peu nombreuse (essentiellement basque), nous autres Hexagonaux avons pour les Argentins les yeux de Chimène. Ils nous sont culturellement proches et disposent d’un système d’enseignement extrêmement dense (public et privé, laïque ou religieux) qui leur confère le meilleur niveau éducatif de l’Amérique latine ; ils sont créatifs sur le plan artistique et ont une réputation de noceurs flamboyants, probablement mythifiée à partir des fastes portègnes d’avant la crise des années 30, une période de grande prospérité pour le pays.

Et puis son histoire, émaillée de passions et de violences, est un vrai roman – mais souvent un cauchemar pour ceux qui l’ont vécue. Qu’on en juge : après une longue période de pouvoir musclé et une succession lancinante de coups d’Etat militaires, l’Argentine traversa l’intermède Juan Perón et son « justicialisme », un cocktail détonnant de valeurs conservatrices et progressistes, qui dégénéra en pouvoir totalitaire et répressif. Puis une nouvelle valse de gouvernements militaires avant le retour du péronisme sous les traits d’Isabel, troisième épouse du Juan défunt. Et de nouveau le feuilleton militaire, marqué d’une apogée sanglante avec le général Videla, tristement célèbre par l’enlèvement et l’élimination systématique de ses opposants. Enfin, l’invasion des Iles Malouines, et la pâtée qui s’ensuivit, sonnèrent l’hallali du pouvoir en uniforme : un régime démocratique allait s’installer. Nous sommes en 1983.

Une stratégie gaullienne

Pas plus que dans les pays méditerranéens, l’installation de la démocratie en Argentine n’a été un fleuve tranquille : trop de rancœurs accumulées, trop d’espérances insatisfaites. Ce qui engendra de nouveaux remous avant l’arrivée de Menem, néo-péroniste vite converti au dogme friedmanien et aux préconisations de son bras armé, le FMI. Avec les résultats que l’on connaît : une vague de forte croissance et d’enrichissement inégalitaire. Très, très inégalitaire. Mais à la fin du deuxième mandat de Menem, en 1999, l’Argentine était confrontée à une crise grave (en phase avec les difficultés internationales et celles du Brésil, premier partenaire commercial) qui justifiait des mesures d’austérité « à la grecque ». C’est dans un climat insurrectionnel que Nestor Kirchner fut élu à la présidence de la République, en 2003, au sein d’une économie dévastée : le peso avait perdu l’essentiel de sa valeur face au dollar et le pays ne pouvait plus honorer sa dette extérieure (un peu moins de 100 milliards de dollars à l’époque, une paille par rapport aux endettements souverains d’aujourd’hui…). Le premier fait d’armes de Kirchner fut de laminer ses créanciers, en leur imposant un « haircut » de 75%, et de renvoyer le FMI dans ses foyers, au nom du strict respect de la souveraineté nationale. Un comportement très gaullien, accentué par la mise au pas de la Cour suprême (remise en cause des lois d’amnistie) et, pour l’économie, le retour au public de certains servives (la poste, en particulier) ainsi que l’instauration de barrières protectionnistes suffisantes pour permettre le redémarrage de l’activité intérieure. Comme on le voit, à contrecourant du néolibéralisme galopant de l’époque.

Son successeur à la tête de l’Etat, en la personne de sa veuve Christina, vient d’entamer son deuxième mandat sur un succès électoral remarquable ( près de 54% des voix, dès le premier tour). En phase avec la vigueur du pays : environ 8% par an de croissance moyenne depuis 2003. Depuis la même date, 140 000 entreprises ont été créées, ayant généré 5 millions d’emplois industriels. Ce qui n’exclut pas la survivance des inégalités : presque 20% de la population se situerait encore sous le seuil de pauvreté (les statistiques sont toutefois incertaines). Mais le pays ne cesse d’investir dans l’éducation et de renforcer les investissements dans la recherche, quand les pays dits riches rognent ces budgets. L’Argentine des Kirchner n’est pas celle du politiquement correct international. Sur les vertus du libre-échange, par exemple : « Nous savons que le libre-marché, ça n’existe pas, ni ici, ni ailleurs dans le monde », affirme la Présidente. Qui en conséquence continue d’appliquer des restrictions à l’importation (environ 600 produits concernés, à l’heure actuelle), ce qui permet au pays d’afficher un taux d’emploi enviable. Autant dire que les évangiles de l’OMC ne font pas beaucoup d’adeptes à Buenos Aires. Pas plus que le consensus de médisance à l’égard du nucléaire, dans lequel le pays continue de se renforcer pour garantir son autonomie énergétique. En un mot, pour avoir systématiquement pris le contrepied des recommandations anglo-américaines, l’Argentine s’en sort beaucoup mieux que ses conseillers non sollicités. Mais il est vrai que Christina Kirchner préfère former « des ingénieurs, des biologistes et des médecins plutôt que des avocats et des comptables ». Le contraire de la Grande-Bretagne, qui selon elle « demeure une grossière puissance coloniale en déclin ». Les Anglais sont peu nombreux en Argentine : ça n’étonnera personne…

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