Le catalyseur Fukushima

Le catalyseur Fukushima

La catastrophe japonaise ne se singularise pas seulement par la violence exceptionnelle des éléments. Elle jette une lumière crue sur la préférence pour le rendement du capital, au détriment de la sécurité de l’espèce. Et pourrait porter un coup fatal à la foi dans le paradigme dominant. Car les désordres vont se répandre bien au-delà du Japon.

Voilà donc que les éléments s’en mêlent. Il ne suffisait pas que le monde fût empêtré dans ses désordres structurels et déstabilisé par l’effervescence sociale autour des gisements de pétrole. Le séisme japonais d’une intensité exceptionnelle, et le formidable tsunami qu’il a engendré, sont venus apporter un lot supplémentaire de désolation : une hécatombe dont le décompte n’est pas achevé et l’anéantissement de villes entières. Et pour transformer le cauchemar en scénario d’apocalypse, le délabrement des centrales nucléaires incluses dans le périmètre. Laissant planer l’effroi d’une irradiation galopante de zones éloignées du sinistre, sous le nomadisme aléatoire de nuages chargés de particules toxiques. Bien que les spécialistes reconnus de ces questions (comme l’IRSN – Institut de radioprotection et de sécurité nucléaire – lors d’une récente audition parlementaire) circonscrivent le danger intense à un périmètre de 60 km autour du foyer, il est reconnu et avéré que la pollution radioactive peut se déplacer sur de très grandes distances. Jusque chez nous, au cas d’espèce, assurance nous étant donnée qu’elle ne porterait alors pas atteinte à la sécurité sanitaire. Le signataire n’étant pas titulaire d’un doctorat en physique nucléaire, son avis sur la sincérité des propos officiels ne pèse pas un seul atome de césium. Mais il faut bien reconnaître que le niveau de confiance des populations dans le discours institutionnel s’est considérablement altéré avec le temps. Sur la base d’arguments solidement fondés : la réputation du principal électricien nucléaire japonais, en particulier, est depuis longtemps entachée d’une litanie de manquements caractérisés à la « transparence », s’ajoutant à ses manquements plus graves aux règles de sécurité.

Et c’est bien là que se situe la véritable interrogation pertinente sur la question nucléaire : sachant qu’un accident majeur entraîne des conséquences catastrophiques, construction et exploitation d’une centrale supposent un luxe de précautions… coûteuses. Se protéger contre un risque exceptionnel, de type « cygne noir » – selon la dénomination du philosophe Nassim Taleb –, suppose l’adoption de mesures également exceptionnelles. Dont le prix n’est pas nécessairement compatible avec les impératifs de rentabilité qu’impose l’économie de marché. Bien sûr, l’accident de Tchernobyl constitue un parfait contre-exemple, puisque cette centrale faisait l’objet d’une gestion publique, dans un pays qui méconnaissait à l’époque la propriété privée des moyens de production...
Réaction en chaîne
On retrouve pourtant de troublantes similitudes dans les cas russe et japonais. Ce pourquoi il paraît un peu simpliste de répondre de façon univoque à la question nucléaire – en renonçant totalement et définitivement à cette source d’énergie, comme le réclament de longue date les mouvements écologistes. Faute de solution alternative, les centrales atomiques représentent un substitut performant aux énergies fossiles, dont l’utilisation provoque les dommages collatéraux que l’on connaît (même en faisant abstraction de l’impact hypothétique du CO2 sur l’évolution du climat). Et contrairement aux allégations des anti-nucléaire acharnés, la technologie d’exploitation est suffisamment maîtrisée pour prévenir les risques majeurs. Pour peu que les procédures soient scrupuleusement respectées, bien entendu. Tchernobyl a marqué le chant du cygne de l’expérience soviétique : le pays était alors à bout de souffle, épuisé par un modèle destructeur et la perte de la foi dans les vertus du léninisme. Or une centrale nucléaire exige une rigueur de gestion sans faille et de gros moyens financiers : l’URSS ne disposait plus alors ni de l’une, ni des autres. Bien qu’appartenant à la troisième économie mondiale, Fukushima illustre également la fin d’un cycle : l’agonie du système qui a vaincu le collectivisme. Peut-être résultant de raisons voisines, comme le démontreront plus tard les historiens : un dévoiement du concept de productivité (qui aboutit, dans le capitalisme de marché, à une concentration insensée de la fortune), une bureaucratie délibérément kafkaïenne et parasitaire et l’institutionnalisation de la corruption, comme corollaire inévitable du « modèle » dominant (où la quête métaphysique se résume à l’accumulation de richesses par tous les moyens, y compris ceux que la morale réprouve et que la loi condamne).
La construction de Fukushima s’est faite sur des considérations politiques plus que techniques en matière de choix technologiques ; sa gestion a privilégié le rendement des capitaux investis au détriment des exigences sécuritaires. En croisant les doigts pour que jamais ne surgisse le cygne noir. Mais il est arrivé. L’approche cynique des économistes, pour lesquels de telles destructions sont porteuses de croissance future, pourrait bien au cas d’espèce être prise en défaut. Il est permis de supposer que le seul choc des éléments naturels, même exceptionnellement violent, aurait pu être surmonté par les populations, culturellement préparées à un redémarrage à zéro. Mais il y a en plus la suspicion légitime à l’égard de l’exploitant des centrales, d’avoir depuis longtemps persévéré dans une conduite criminelle. La foi dans le système va s’étioler. Et le pays tente vainement depuis vingt ans de retrouver une dynamique de croissance, en portant sur ses épaules une dette astronomique, et une population vieillissante. La Banque du Japon va donc devoir poursuivre sa création monétaire pharaonique (elle rachète en masse du papier sur le Nikkei, sans enrayer l’effondrement des cours). Ceci au moment où le monde entier recherche avidement de nouvelles sources de financement. Si bien que Fukushima pourrait être l’amorce d’une fusion prochaine du paradigme dominant. Où personne n’échappera à l’irradiation…

Par Jean-Jacques JUGIE

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