Le révélateur Alstom

Il faut attendre qu’elles soient en péril pour que nos pépites industrielles attirent l’attention des autorités. Alstom va perdre sa personnalité franco-française mais va gagner sa survie et ménager sa prospérité future. Négociateur le plus habile, et le plus riche, GE l’a emporté. Et l’Etat français écrit un nouvel épisode de l’économie mixte.

Il est toujours risqué de commenter un feuilleton avant le dénouement. Surtout que désormais, la fin annoncée ne présage pas nécessairement du terme définitif, si l’on se réfère aux nouveaux usages des séries télévisées – dont la renaissance sent souvent le réchauffé. Au cas d’espèce, il s’agit d’ Alstom, dont le sort n’est pas complètement réglé au moment où ces lignes sont écrites. Car depuis le jour où la firme a annoncé son projet de céder ses principales activités à General Electric (GE), l’événement a pris les proportions d’un enjeu national, sous la verve tribunitienne de notre ministre de l’Economie. Sans que l’on sût vraiment, à l’origine, si c’est la cession elle-même qui posait problème, ou le fait que l’acquéreur fût américain. Depuis lors, les motivations se sont décantées et le principe du démembrement a été admis comme inévitable. Il a été fait justice à la logique du PDG Patrick Kron lorsqu’il a déclaré : « J’ai besoin d’accords industriels, pas d’actionnaires ». Le problème de la firme était bien un questionnement d’industriel : son excellence technologique la positionne comme leader sur ses métiers de référence. Mais un leader au petit pied, par sa taille relativement modeste et la précarité de ses ressources financières, face aux concurrents agressifs des pays émergents. Et ses actionnaires actuels, dont Bouygues (près de 30%), intervenu en son temps comme pompier d’une pressante restructuration, n’ont ni la volonté ni les moyens d’accompagner la firme dans une épopée mondiale. L’Etat non plus, même s’il s’est finalement engagé à acquérir la minorité de blocage, soit auprès de Bouygues, soit sur le marché.

Bref, la logique industrielle commandait à Alstom une stratégie d’alliance, avec un partenaire suffisamment international et assez opulent pour parvenir à la taille critique appropriée. L’horizon de l’industriel est beaucoup plus lointain que celui du marchand des quatre saisons ; une erreur stratégique a tôt fait de conditionner la survie même de la firme. Ainsi, depuis lors, l’Allemand Siemens avait été encouragé par le Gouvernement à se mettre sur les rangs : puisque le démantèlement d’Alstom ne pouvait être évité, autant qu’il contribuât à la naissance d’un nouveau « champion européen », et ainsi à amoindrir la douleur de perdre un poids lourd franco-français. Faute de disposer de l’expertise industrielle adéquate, le signataire ne peut préjuger de la pertinence des propositions concurrentes, toutes deux « améliorées » dans l’urgence. Mais il faut observer que l’option Siemens est devenue moins européenne, depuis que la firme a fait alliance avec le Japonais Mitsubishi pour boucler sa proposition. On ne peut davantage se prononcer sur les préventions qu’aurait nourries Patrick Kron à l’égard de l’entreprise allemande, avec laquelle des contacts anciens se seraient révélés irrémédiablement infructueux… Il n’est donc pas impossible que la décision d’engager des négociations exclusives avec GE ait été dictée par des considérations autres qu’industrielles ; mais enfin, dans une optique de partenariat, on ne peut reprocher aux parties d’être sensibles à l’affectio societatis.

Séduire le politique

Nous voici donc arrivés à proximité du baisser de rideau sur ce psychodrame. Dans l’attente, il est intéressant de noter l’esprit des dernières contre-propositions. Pour le tandem germano-nippon, l’accent a été mis sur la simplification du dispositif envisagé (qui a ainsi un peu moins l’allure d’une usine à gaz) et sur l’amélioration de l’offre en cash. C’est-à-dire que l’effort de séduction s’adressait aux actionnaires – lesquels ont, en principe, le dernier mot dans la décision. L’Américain, au contraire, a misé toutes ses paillettes au profit du Gouvernement : l’offre en cash inchangée, ce qui laisse supposer que Patrick Kron s’est assuré que les actionnaires en sont satisfaits. Mais des aménagements très « politiques » avaient été ajoutés. En matière d’emploi, d’abord, sujet extrêmement sensible en la période actuelle : GE s’engage sur 1 000 emplois nouveaux, hautement qualifiés de surcroît. Comme personne ne recrute des personnels sans nécessité, cet engagement est un signe positif quant à la dynamique attendue de l’opération projetée. Ensuite, au travers de co-entreprises (à 50/50, hypothèse surprenante puisque GE prétend acheter Alstom), l’Américain entendait créer une « alliance mondiale » dans le secteur de l’énergie en général et du nucléaire en particulier, et faire en sorte que production et maintenance des turbines à vapeur (pour le nucléaire) demeurent en France – avec protection de la technologie correspondante. Dont la propriété intellectuelle serait logée dans une structure ad hoc, détenue par l’Etat français.Ce dernier devenant finalement le principal actionnaire, ses principales inquiétudes se trouvent levées.

L’offre américaine était ainsi la plus proche des préoccupations de l’Exécutif français : le nom d’Alstom continuera de briller au firmament, avec un éclat plus vif au niveau mondial et les centres de décision en France. Les secrets industriels de la quincaillerie nucléaire, dont le pays peut être légitimement fier, demeureront protégés. En prime, l’accord dopera l’emploi industriel sur le territoire, notamment chez les élites diplômées qui manifestent une désagréable propension à l’exil. Enfin, Alstom conservera en propre une activité Transport de dimension internationale et méritera à ce titre le label de champion national. Maintenant, il ne reste plus qu’à mettre l’accord en musique. Ce ne sera pas simple et des rebondissements sont encore possibles…

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