Le train de vie du Français

Dans la collection Insee Références, l’Institut de conjoncture vient de publier son dernier rapport sur les revenus et le patrimoine des ménages. Une constante par rapport au précédent : la hausse des inégalités. Ainsi que celle des pauvres. Pas parce qu’il est plus fréquent d’entrer en pauvreté, mais parce qu’il est plus difficile d’en sortir.

« Or çà, sire Grégoire, que gagnez-vous par an ? » La question du Financier a été immortalisée par le fabuliste ; la réponse du Savetier également : « il suffit qu’à la fin j’attrape le bout de l’année ». Ce que l’on appelle aujourd’hui « joindre les deux bouts ». Au temps de La Fontaine, la bonne humeur et le sommeil du juste étaient l’apanage des impécunieux ; au contraire, il semble que les rentiers contemporains se portent à merveille. Et que nul démuni ne rendrait les cent écus, si par extraordinaire quelques dorés sur tranche se délestaient de la somme : la richesse n’est plus synonyme de générosité, ni la pauvreté synonyme de vertu. Ce n’est plus le poète qui s’interroge sur la répartition des revenus, mais le statisticien : l’Insee publie son rapport annuel sur « Les revenus et le patrimoine des ménages », une somme respectable bien que ne comportant aucun alexandrin.

Le thème attire d’autant plus l’attention que surgit à nouveau le débat récurrent sur la composition du PIB, et la pertinence de ce dernier comme mesure du bien-être d’une population entière. On connaît depuis longtemps les reproches justifiés adressés à l’impérialisme de cet indicateur, et de nouveaux griefs s’accumulent – notamment autour du fait de savoir s’il faut ou non intégrer le produit des activités illicites. Ainsi, l’analyse de ce que gagnent et possèdent les ménages offre une image plus précise de l’intendance quotidienne de notre population. Le rapport est consacré à l’année 2011 ; les tendances antérieures se trouvent confirmées dans l’accroissement des inégalités. Et les observations récentes montrent que cette dynamique se poursuit. Selon le proverbe chinois, quand les riches maigrissent, les pauvres meurent. Nos pauvres sont plus infortunés encore que leurs homologues chinois : leur sort se détériore même quand les riches grossissent.

Hausse des inégalités

Le niveau de vie calculé par l’Insee correspond au revenu disponible du ménage par unité de consommation (1er adulte = 1 UC ; autre personne de plus de 14 ans = 0,5 UC ; enfant = 0,3 UC) : c’est la somme de tous les revenus déclarés, y compris les prestations sociales et primes pour l’emploi, minorée des impôts directs (IR, taxe d’habitation, CSG et CRDS). Premier constat pour 2011 : le niveau de vie médian (qui sépare la population en deux parties égales) s’établit à 19 550 euros (en monnaie constante), soit quasiment le même montant que l’année précédente où il avait sensiblement baissé. Les salaires ont pourtant progressé sur l’exercice. Mais la hausse de la fiscalité et une poussée d’inflation ont neutralisé la hausse des revenus bruts. Il en résulte que pour la moitié de la population au-dessous de la médiane, le niveau de vie s’est détérioré ; en revanche, les quatre derniers déciles des ménages les plus prospères enregistrent un gain sensible (+ 2,2% pour le neuvième décile). Ce sont principalement les produits du patrimoine qui font la différence, tout particulièrement pour les titulaires de très hauts revenus (1% des individus). A noter qu’en 2011, 90% des ménages déclarent moins de 39 205 euros par UC, et 0,01% d’entre eux plus de 810 000 euros (toujours par UC).

Ainsi, les inégalités continuent de croître, comme partout en Europe, du reste. Mais le taux de pauvreté monétaire (revenu inférieur à 60% de la médiane) a fortement augmenté chez nous depuis 2008 (14,3% de la population totale en 2011), tout en restant nettement inférieur à celui de la plupart des autres Etats de l’UE (moyenne : 17%). Sont principalement touchés les chômeurs, bien entendu ; mais aussi un nombre croissant de salariés occupant un emploi (8%). Cette catégorie est plus nombreuse en Italie, en Espagne et en Grèce (respectivement 11%, 12,3% et 15,1% des salariés), ce qui offre une perspective plutôt inquiétante aux travailleurs français les moins bien lotis.
Les développements du rapport sur le comportement d’épargne n’apportent rien de plus à ce que dicte le bon sens : les plus jeunes et les plus vieux épargnent moins que la moyenne ; les pauvres désépargnent (quand ils le peuvent) et les plus riches mettent de côté jusqu’au tiers de leur revenu. Rien de renversant. En revanche, le chapitre intitulé « Les facteurs qui protègent de la pauvreté n’aident pas forcément à en sortir » est riche d’enseignements. Apparemment, l’augmentation du nombre de pauvres résulte moins des nouveaux entrants dans la catégorie que du maintien en l’état de ceux qui y étaient déjà : « la probabilite ? de demeurer pauvre d’une anne ?e sur l’autre reste plus e ?leve ?e que celle de le devenir ». De fait, toute personne entrant dans la pauvreté à une probabilité sur deux d’y demeurer l’année suivante, et 30% d’y être encore au bout de trois ans. En outre, « connai ?tre une situation de pauvrete ? a ? un moment donne ? augmente e ?galement le risque d’y e ?tre de nouveau confronte ? par la suite ». On comprend intuitivement que connaître le chômage, une séparation ou une naissance, puissent influer sur le risque de pauvreté. Mais modéliser l’incidence de la pauvreté est un exercice délicat. Car les paramètres objectifs disponibles (âge, diplômes, situation matrimoniale…) ne peuvent être les seuls déterminants ; les caractéristiques personnelles de l’individu, difficilement appréhendables, jouent nécessairement leur rôle. En tout cas, une configuration est attestée : si la vie de couple protège de la pauvreté, elle n’aide pas à en sortir.

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