Les Français et leur (...)

Les Français et leur fortune

Notre pays est plutôt égalitaire. Pas par le patrimoine, dont les écarts se sont encore accrus. Mais l’échelle des revenus est plus resserrée que dans bien d’autres pays. Un constat qui plaide en faveur de notre « modèle », au moment où l’Etat-providence est contesté. Car l’inégalité patrimoniale devrait s’accroître avec la baisse de l’immobilier.

Une récente étude de l’Insee vient confirmer la tendance observée dans la plupart des pays du monde, et perceptible chez nous depuis de nombreuses années : les patrimoines se concentrent. C’est-à-dire que l’écart de fortune s’accroît entre les ménages les mieux lotis et ceux qui sont les plus démunis. Les statistiques en question portent sur la période 2004-2010, c’est-à-dire pour une large part sur les années d’avant-crise : le renforcement des « inégalités » est donc bien antérieur au séisme déclenché à la fin 2007, mais en gestation depuis beaucoup plus longtemps. Deux observations principales émanent du travail de l’Insee. La première est que la distribution des patrimoines est chez nous plus inégalitaire que celle des revenus. En 2009, par exemple, les 10% de ménages les plus riches ont un revenu moyen seulement 4,2 fois plus élevé que les 10% les plus pauvres. Certes, il s’agit d’une moyenne qui écrase une dispersion probablement plus spectaculaire. Mais cet écart est bien moins élevé qu’en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, pour citer deux modèles représentatifs du néolibéralisme, qui connaissent un délitement accéléré du lien social à la faveur de la crise : aux USA, environ 45 millions de ménages sont aujourd’hui en état de grande pauvreté et obligés de recourir à l’aide alimentaire. Ce n’est pas que la France soit dépourvue de citoyens dans la misère, mais leur proportion est considérablement moindre, jusqu’à maintenant à tout le moins.

Un tel contraste devrait encourager la représentation nationale à s’interroger sur l’opportunité d’apostasier l’Etat-providence « à la française », dont le coût budgétaire est certes élevé, qui ouvre certes un boulevard à « l’aléa moral » et donne certes lieu à des abus manifestes. Mais qui constitue un amortisseur efficace en cas de survenance d’une crise grave, comme celle que nous traversons. Les douceurs de l’Etat-providence permettent de rendre supportables les effets de la compétition féroce qu’impose l’économie de marché, auprès de ceux qui ne sont pas taillés pour la course. S’il est raisonnable d’éviter la dérive du coût de la solidarité sociale, la rigueur gestionnaire devrait plutôt s’exercer en période de vaches grasses. Car en phase dépressive du cycle, l’exercice pourrait se révéler à la fois improductif et déstabilisateur. De ce fait, l’étude de l’Insee démontre la pertinence de notre modèle plus qu’elle ne le condamne. En deuxième lieu, le rapport met l’accent sur un phénomène qui n’est pas nouveau mais mérite d’être souligné : la résidence principale constitue l’essentiel du patrimoine du plus grand nombre. Et l’écart de richesse le plus élevé se trouve entre les propriétaires et ceux qui ne le sont pas.

Le poids de l’immobilier

D’évidence, le constat n’est pas original. Chez nous, la puissance publique en a depuis longtemps pris conscience, en cherchant à promouvoir une classe moyenne, caractérisée par la détention du domicile familial. On ne compte plus les incitations à l’accession à la propriété, qui ont émaillé les politiques budgétaires depuis des lustres. Avec quelques bugs occasionnels, liés au marché du crédit et à son corollaire : la formation de bulles. Mais la sédimentation d’une classe moyenne est une martingale imparable pour stabiliser une société. Si bien que l’accession à la propriété est par endroits devenue un facteur obsessionnel des décisionnaires publics. Au point d’entraîner une confusion des causes et des effets. En Espagne, par exemple, l’explosion de l’offre a entraîné la formation de cimetières entiers d’immeubles neufs, avant de provoquer l’agonie des banques qui les ont financés. Mais c’est aux Etats-Unis que l’ambition, louable, de faire de chaque Américain un propriétaire, a provoqué les désordres les plus graves – et déclenché indirectement la crise la plus aiguë que le monde ait connue depuis bien longtemps. Là aussi, c’est une confusion des effets et des causes, un malaise favorisé par l’approche statistique des données de société.

Dans le rapport précité, l’Insee accorde une large place au patrimoine brut des ménages, c’est-à-dire avant prise en compte de l’endettement. Dès lors que les actifs du plus grand nombre sont principalement constitués de la résidence principale, on imagine sans peine que le patrimoine net, la richesse réelle après déduction de l’endettement, est extrêmement sensible à la valeur des immeubles. Dans nombre de cas, il suffit d’une faible dépréciation pour que la fortune apparente se volatilise, voire devienne négative – le crédit résiduel étant alors supérieur à la valeur vénale du bien financé. La situation présente aux Etats-Unis illustre parfaitement le phénomène : les saisies pour défaut de paiement se sont multipliées et les banques sont maintenant détentrices d’un parc immobilier considérable, dont la valeur de marché est improbable, pour ne pas dire symbolique. Certes, les Américains donnent volontiers en gage leur maison pour obtenir du crédit à la consommation, ce qui accentue le risque. Mais le résultat est là : une récession prolongée déprécie les actifs immobiliers et déstabilise ainsi la classe moyenne, socle de nos sociétés. Si l’on exclut Paris, où les immeubles se maintiennent à des prix très élevés en dépit d’une apparente accalmie du marché, les valeurs immobilières sont partout ailleurs orientées à la baisse. La poursuite probable de cette tendance devrait ainsi avoir pour effet d’accentuer considérablement les inégalités patrimoniales constatées par l’Insee : la France de 2010-2016 pourrait changer complètement de physionomie.

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