Les multinationales (...)

Les multinationales et l’impôt

Le phénomène n’est pas nouveau mais quelques contentieux remarquables le remettent en lumière : grâce à la « planification fiscale agressive », les grandes firmes parviennent à minorer considérablement leur charge fiscale. En marge du G20, l’OCDE produit un rapport sur ce sujet, au fort potentiel polémique.

Il semblerait que le G20 ambitionne de restaurer sa crédibilité, ternie par quelques années successives de rodomontades hollywoodiennes et d’atermoiements médiatisés. En témoigne le programme ambitieux de ce premier sommet tenu à Moscou – lieu symbolique d’une franche résistance, voire d’une opposition larvée, au système qui tient lieu de modèle à une bonne partie de la planète. Croissance « soutenable », financement des investissements, marché de l’emploi ; réforme du système financier international et régulation financière ; politiques énergétiques ; développement « pour tous » et lutte contre la corruption : autant de thèmes récurrents dans cette enceinte, mais qui ont une résonance particulière à la fois par le moment et par le lieu. Le moment : plus de cinq ans après le déclenchement d’une crise financière pharaonique, qui n’a pour l’instant suscité que des rapiéçages d’urgence. Le lieu : chez les adeptes les plus fervents d’une redéfinition complète du système financier mondial, à laquelle la France vient de rappeler ses faveurs, avec les maigres succès que l’on sait. Autant de sujets brûlants sur lesquels nous reviendrons bientôt, après avoir digéré le contenu des travaux.

Mais un autre thème, remis en selle par le G8, a été présenté en ouverture du G20, sur la base d’un rapport récent de l’OCDE : « Lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices ». En d’autres termes, la « planification fiscale agressive » des grandes firmes, ces montages sophistiqués qui leur permettent de minorer ou d’éluder l’imposition. Au travers de structures souvent fictives mais considérées comme légales d’un point de vue technique, certaines multinationales parviennent réduire à 4% ou 5% leur taxation effective, alors que le taux moyen d’imposition des bénéfices s’établissait à 25,4% en 2011, pour l’ensemble des pays de l’OCDE.

« Abusif » mais « légal »

Les entreprises sont nécessairement inégales face à la préoccupation, légitime dans son principe, de l’optimisation fiscale. Celles d’entre elles qui ont une activité multinationale sont favorisées, tant par leur présence effective dans des pays aux régimes fiscaux différents, que par le volume de leurs affaires permettant de financer la prestation coûteuse de l’ingénierie spécialisée. Il en résulte que les firmes n’ayant qu’une activité nationale paient proportionnellement beaucoup plus d’impôt sur les bénéfices.
L’érosion de la ressource fiscale provenant des entreprises résulte de plusieurs causes. La première, et sans doute la plus importante, provient du retard considérable dans l’adaptation des systèmes fiscaux nationaux à l’évolution des firmes dans la pratique de leur business ordinaire. Si la mondialisation n’est pas un phénomène nouveau, la libre-circulation des capitaux s’est à ce point intensifiée que le traçage des profits devient très complexe. D’autant, et c’est une deuxième cause de l’érosion, que les différents Etats affichent des systèmes de taxation très disparates. Quelquefois de façon délibérée, sous les effets de ce que l’OCDE appelle la « concurrence fiscale dommageable », correspondant à l’objectif d’attirer sur leur sol des firmes étrangères, grâce à une fiscalité bienveillante. Les temps contemporains regorgent d’exemples de ce type, qu’il s’agisse des « tigres » européens comme l’Irlande, ou de vieux lions de la finance comme le Luxembourg, qui ont fait d’une fiscalité favorable le pilier de leur compétitivité. Dans le monde industriel, la concurrence entre firmes est réputée favorable au consommateur, car elle tire les prix de marché vers les coûts de revient. En matière fiscale, la concurrence entre Etats tend à propulser l’impôt sur les profits au voisinage de zéro, le bénéfice collectif des pays moins-disants étant constitué par le surcroît d’activité sur leur sol – avec l’emploi qui en résulte mécaniquement. En jonglant avec les conventions fiscales destinées à éviter la double imposition (il y en a aujourd’hui plus de 3 000…), et les spécificités des codes fiscaux nationaux, les ingénieurs de l’optimisation affectent les charges là où l’IS est le plus coûteux, et les bénéfices là où il est le plus faible. Les sommes en jeu sont considérables : la composante immatérielle (tout ce qui relève de la propriété intellectuelle) ayant pris une grande importance dans l’entreprise contemporaine, la valorisation des flux qui en résultent, dont le calcul relève pour une large part de l’arbitraire, peut représenter des montants énormes. Justifiant ainsi des transferts de profits dans les paradis appropriés.

Cela fait maintenant six ans que l’OCDE planche sur le sujet, d’une redoutable complexité. Depuis lors, l’érosion fiscale s’est amplifiée, ne donnant lieu qu’à de rares contentieux soldés à l’amiable, comme le cas de Google ou celui des cafés Starbucks, deux champions de l’optimisation agressive. Mais prévenir ou prohiber les « pratiques abusives » n’a pas beaucoup de sens tant qu’elles sont… légales. Il faut se rendre à l’évidence que les systèmes d’imposition nationaux sont archaïques face au mode opératoire des entreprises transnationales : le critère de résident ou non-résident fiscal, déterminant pour l’attribution des compétences, résulte de principes posés par la Société des Nations dans les années 1920 ; il a pris un sacré coup de vieux dans sa définition. Et la coopération entre les administrations concernées demeure marquée par la méfiance plus que par la sincérité. Il ne suffira donc pas de tancer vertement les fiscalistes irlandais, hollandais, luxembourgeois et suisses – les plus « agressifs » dans l’optimisation – pour que les grandes firmes cessent d’éluder l’impôt. Il faudra dégager un consensus au sein des gouvernements, pour qu’ils acceptent de résister aux puissants et convaincants lobbies du gros business. Ce n’est pas gagné d’avance…

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