Les multinationales et l’impôt

Les grandes firmes mondiales sont accusées de minorer artificiellement leurs impôts. Soit par des accords illégaux avec les Etats, soit par le recours immodéré à l’optimisation fiscale. Il semble que les autorités veuillent enrayer ces pratiques. Même si, apparemment, les sociétés du CAC 40 sont de gros contributeurs.

Dans les relations que les Etats entretiennent avec les entreprises mondiales, ces dernières disposent d’atouts et d’arguments puissants pour faire pencher la balance à leur avantage. Tout particulièrement sur le terrain de la fiscalité. Il semblerait toutefois que les grandes firmes aient désormais atteint les limites de leurs superpouvoirs et que les mouches soient en train de changer d’âne. En témoignent les attaques à l’arme lourde que subit le secteur bancaire, après avoir été choyé, perfusé et amnistié de ses nombreux manquements par tous les gouvernements de la planète (ou presque). Les exactions des banques sont maintenant épinglées et durement sanctionnées, sur des motifs légitimes lorsqu’il s’agit de manipulation de cours, de blanchiment de capitaux ou d’incitation à la fraude, et sur des arguments contestables lorsqu’il s’agit, pour l’Oncle Sam, de rançonner les établissements qui ont l’impudence de snober ses appels à l’embargo – lesquels ne contribuent pas à la formation du droit international, autant que l’on sache. Mais les banques ont acquis une réputation tellement sulfureuse, et généralement méritée, qu’il est possible de les accuser de tous les péchés de la création, par pensée ou par action.

Le secteur financier n’est pas le seul dans le collimateur des autorités. Toutes les grandes firmes transnationales sont en effet suspectes de pratiquer l’optimisation fiscale, qui recoupe des pratiques allant de l’habileté à la malversation pure et simple. L’UE vient récemment de renforcer sa réglementation en supprimant l’exonération des « prêts hybrides » (conclus entre maison-mère et filiales), une disposition qui visait originellement à éviter la double-imposition, et qui a été finalement exploitée pour se soustraire complètement à l’impôt. Mais l’Union se penche également sur la situation particulière de trois Etats-membres (Irlande, Luxembourg et Pays-Bas), suspects d’avoir conclu des « arrangements » avec des multinationales pour favoriser l’implantation de ces dernières sur leur sol. En leur accordant des conditions fiscales privilégiées, au mépris des règles constitutionnelles. Les intéressés démentent, bien entendu. Mais dans un monde tout entier acquis à la religion du PIB, le droit et la morale se soumettent à l’économique. Au prix de quelques mensonges éhontés de la part des autorités.

CAC 40 : 33 milliards

Les députés français sont également attentifs au fléau que représente l’optimisation fiscale. Aussi viennent-ils de durcir les pénalités auxquelles s’exposent les grandes entreprises qui refuseraient de livrer une comptabilité informatisée lors d’un contrôle (sous cette forme, les modes d’optimisation sont plus aisément détectables). Ainsi, la sanction sera foudroyante : l’amende passera de 1 500 à… 5 000 euros. Soit l’équivalent d’un pourboire à l’échelle des comptes des multinationales. Il est déjà quasiment impossible d’opérer un contrôle fiscal sérieux dans de telles firmes, car il faudrait mobiliser une légion d’auditeurs pendant des mois, sans pour autant être certain de déceler les principales irrégularités. Si en plus il est possible de compliquer la tâche des contrôleurs pour une poignée de billets, les gros matous de la cote n’ont pas trop à s’inquiéter de l’inquisition fiscale. Il est à craindre que nos aimables députés n’aient pas vraiment le sens des proportions, ou qu’ils se donnent bonne conscience avec une mesure complètement homéopathique.

Mais qu’en est-il exactement de l’imposition réellement acquittée par les grandes sociétés cotées ? Il a été question, récemment, de montants ridiculement faibles (entre 5% et 10% des bénéfices déclarés), par rapport à ce que paient les petites et moyennes entreprises. Dans les faits, il semblerait que cette situation ne concerne qu’un très petit nombre de firmes dont certaines, essentiellement américaines, ont érigé l’optimisation fiscale au rang d’art gestionnaire. Pour les entreprises du CAC 40, la situation est totalement différente, à en juger à cette étude présentée par le cabinet Landwell & associés (du réseau PwC) et reprise par le quotidien Les Echos : en 2013, ces 40 sociétés ont payé 33,4 milliards d’euros d’impôts, soit en moyenne 42,3% de leurs bénéfices. C’est-à-dire plus que le taux marginal exigible en France (38%). Il s’agit bien entendu de l’imposition mondiale, donc de la somme des contributions acquittées dans chaque pays où les firmes développent une activité. Mais comment est-il possible que ces entreprises soient davantage taxées au niveau mondial que si elles n’opéraient qu’en France, où les taux d’imposition sont réputés élevés ? C’est là que l’étude n’est pas complètement sincère. Car au sommet de la pyramide desdites sociétés se trouve Total, qui dégage d’énormes bénéfices et se trouve soumise à des impositions spécifiques (elle acquitte 56% d’impôts sur ses bénéfices, soit plus de 11 milliards d’euros en 2013). On se doute que les chiffres de l’entreprise pétrolière influencent fortement la moyenne (le deuxième plus gros contribuable de l’année est BNP-Paribas, avec « seulement » 2,75 milliards). Dans les faits, la moitié de l’effectif du CAC 40 acquitte au maximum 25% d’impôt sur les bénéfices, ce qui reste très raisonnable en regard des contributions des PME. Et les cinq derniers de la liste (Veolia, Renault, Vivendi, ArcelorMittal et GDF-Suez) acquittent des contributions dont le pourcentage est réputé « non significatif » par rapport à leurs bénéfices, sans que l’on sache s’il faut imputer la modestie des ponctions à la stricte application du Code général des impôts, ou à une optimisation fiscale particulièrement efficace (on sait toutefois que Mittal est expert en la matière). Il faut enfin tenir compte d’un fait particulier à l’année 2013 : de nombreux groupes ont dû déprécier massivement des acquisitions payées trop cher. Et les dépréciations de survaleurs ne sont ordinairement pas déductibles, hélas pour ceux qui les subissent.

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