Les multiples conséquences

Les multiples conséquences de l’« uberisation »

Rentes menacées, services plébiscités, politiques désarçonnés. Les nouveaux acteurs de l’économie dite « du partage » font trembler les positions acquises. Les conséquences sont à la fois politiques, économiques et territoriales.

L’uberisation présente des points communs avec la nouvelle économie ou le bourgeois-bohème. Tout le monde en a entendu parler et a un avis sur le sujet, mais personne n’a jamais défini précisément le concept. Pour Délits d’opinion, un « observatoire » des sondages et mouvements d’opinion, l’« uberisation » est symbolisée par ces voitures noires aux vitres teintées renversées par des taxis en colère, en juin 2015. Une image « au moins aussi emblématique que les chemises déchirées d’Air France », sourit Matthieu Chaigne, l’un des fondateurs de Délits d’opinion, qui organisait, le 14 octobre, un échange consacré au sujet.

Uber, le tueur de taxis, Airbnb, le site de locations touristiques, Blablacar, le leader du covoiturage, Drivy, le loueur de voitures entre particuliers, forment-ils une économie d’avenir ? Créent-ils vraiment de la valeur tout en bousculant les règles classiques du salariat ? Christopher Dembik, économiste chez Saxo Banque, n’en est pas certain. « Cette économie de solidarité, collaborative, constitue surtout une innovation de service, pas un nouveau modèle disruptif », lâche-t-il. Selon lui, la location d’un bien immobilier ou d’une voiture pour une courte durée « révolutionne certes les usages », mais « ne crée pas de filière industrielle ». L’économiste n’en attend donc aucun « impact sur le chômage », même s’il admet qu’il est trop tôt pour juger : « les cycles économiques sont assez longs ». En revanche, constate-t-il, « les anciens rentiers sont légitimement inquiets et c’est une très bonne chose ». Concurrence aidant, les taxis portent désormais des cravates, les réceptionnistes d’hôtels ont retrouvé le sourire, la SNCF propose des formules de voyages en train à prix cassés. Christopher Dembik observe également que l’habituelle stratégie des grands groupes face à des start-up ne fonctionne pas toujours. « Lorsque des sociétés établies rachètent des sociétés émergentes, elles le font soit pour étouffer l’innovation, soit pour développer le même service en interne, mais sans garantie de succès, en raison des rigidités tant verticales qu’horizontales, inhérentes à tout grand groupe ».

300 euros par mois

Nicolas Ferrary, directeur général d’Airbnb pour la France, n’est pas certain, lui non plus, « de comprendre le concept d’uberisation ». Mais il avance avec certitude, en revanche, que le numérique a « révolutionné le secteur du tourisme ». Depuis une quinzaine d’années, on peut réserver son moyen de transport et son hébergement en ligne. Ce qui a changé, plus récemment, c’est la possibilité de dialoguer entre les utilisateurs. Pour le responsable de la plateforme en ligne, « cela crée de la confiance et modifie les conditions de la transaction ». Autrement dit, on discute directement avec le propriétaire d’un appartement, tout en prenant l’avis des autres clients. Et cela dope le marché du voyage. « Autrefois, on allait une fois dans sa vie à New-York, et on y visitait tous les musées. Aujourd’hui, on y retourne plusieurs fois, et on veut vivre comme un new-yorkais à New-York et comme un Londonien à Londres. Les touristes ne veulent plus être des touristes », assure Nicolas Ferrary.

Cette nouvelle manière de voyager n’est pas sans conséquences économiques. « En moyenne, chaque loueur gagne 300 euros par mois, ce qui est appréciable dans un pays, la France, où le pouvoir d’achat est le problème n°1 », note le responsable de l’entreprise. Paris est devenue la première destination mondiale pour Airbnb et la France son deuxième marché, autant en nombre de loueurs de biens que de voyageurs.

Localement, de nouveaux quartiers bénéficient de la manne. A Paris, 70% des appartements loués par l’intermédiaire de la centrale sont situés dans des arrondissements non touristiques. Et à New York, les logements mis en location sont situés aussi bien au sud de Manhattan, à Harlem ou à Brooklyn, alors que les chambres d’hôtels demeurent concentrées dans un secteur très touristique, au sud de Central Park. Dès lors, le responsable d’Airbnb fustige la loi Macron qui définit à Paris ou à Cannes des « zones touristiques » dans lesquelles les commerces peuvent ouvrir leurs portes le dimanche : « c’est une aberration, car le touriste veut précisément vivre comme un local, donc en-dehors de quartiers touristiques définis ».

Mais l’« airbnbisation » ne se limite plus aux grandes métropoles. Paris concentrait, en 2011, les deux tiers des locations, en France. Aujourd’hui, c’est l’inverse. « Lorsqu’une ville accueille un événement, congrès ou festival, on constate une progression forte du nombre de locations », constate le responsable.

Référendum Airbnb

Malgré ces retombées non négligeables, l’« uberisation » demeure ignorée des responsables politiques. « L’attitude des dirigeants à l’égard des voitures de tourisme avec chauffeur a été beaucoup trop intransigeante », observe Christopher Dembik, qui voit le « complément de revenu » des chauffeurs se transformer progressivement en « salaire complet ». Ghislaine Ottenheimer, rédactrice en chef au magazine économique Challenges, partage ce point de vue. « Les politiques ont calé pendant des décennies sur la réforme des taxis. Et Uberpop leur a explosé à la figure », lâche-t-elle, en allusion à ce service, aujourd’hui suspendu, de conducteurs usant de leur propre véhicule pour transporter des passagers.

Airbnb se montre beaucoup prudent que son homologue en voiture noire. « Nous avons de bonnes relations avec les pouvoirs publics », indique Nicolas Ferrary, qui doit désormais collecter et reverser à la Ville de Paris une taxe de séjour de 83 centimes par nuit, comme les hôteliers. Le patron omet toutefois de signaler le « référendum Airbnb » qui se déroule, le 3 novembre, à San Francisco, et qui donne lieu à une campagne passionnée. Les électeurs sont invités à voter pour ou contre une « proposition » (loi) qui limite à 75 nuits, par an, le recours à un service de location de logement. Ou comment l’« uberisation » devient un sujet politique.

Photo de Une : btoblog.com

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