Psychodrame à 50 milliards

Personne n’attendait du nouveau Gouvernement qu’il fît preuve de génie dans son programme. La banalité du plan d’économies ne surprendra donc personne. Mais pour qu’il suscite un tel tollé, il faut que la situation du plus grand nombre soit bien fragile. Ou que le système tout entier soit complètement dépassé.

Avec le Gouvernement fraîchement désigné, nous voici donc entrés dans le deuxième acte de cette législature, celui des « 50 milliards ». Le début de la pièce l’avait largement annoncé : dès lors que le rééquilibrage des comptes publics a acquis le statut de priorité absolue, et que Bruxelles n’entend plus faire preuve de mansuétude à l’égard de la France, il faut s’employer sans délais à réduire promptement les déficits publics jusqu’à leur totale extinction. C’est-à-dire rompre avec quarante ans de négligence systématique : le dernier excédent budgétaire date de la fin du mandat de Pompidou (1974). Il en résulte qu’une large majorité des citoyens de ce pays est fondée à supposer que le déficit d’exécution est une pratique normale de gestion. Tel n’est pourtant pas le cas, ni sur le plan pratique, ni sur le plan légal : l’équilibre budgétaire est l’une des premières règles des finances publiques. On comprend aisément qu’après une si longue période de gabegie insouciante, il soit difficile de se convertir à la parcimonie. On comprend également que toute décision en ce sens soulève une tempête de protestations : les critiques pleuvent de part et d’autre de l’échiquier politique. Sur le flanc gauche, les mesures proposées sont réputées attentatoires au pouvoir d’achat des populations les moins favorisées ; sur le flan droit, elles sont considérées comme cosmétiques en l’absence de toute « réforme structurelle ». Le plus embarrassant dans cette affaire, c’est que tous ces arguments sont recevables… On peut ainsi en déduire la définition d’une politique vertueuse, au sens de la morale dominante : c’est celle qui mécontente tout le monde.

Gestion « au tableur Excel »

Si l’on s’en tient aux objectifs revendiqués par le Premier ministre, il s’agit d’abord de « mettre en œuvre le pacte de responsabilité et de solidarité » [1]. A savoir baisser le coût du travail pour redonner du peps à l’appareil productif et à l’emploi – sans toucher au Smic, promis juré. Le deuxième objectif est d’accorder du pouvoir d’achat supplémentaire aux salariés. D’abord par une réduction de la charge fiscale des contribuables les plus modestes, ensuite par l’allègement des cotisations salariales des smicards. N’arrive qu’en troisième position l’objectif de « réduire les déficits publics », afin de « retrouver notre souveraineté » - illustration parfaite de la maxime de Jacques Rueff selon laquelle « C’est par les déficits que les hommes perdent leur liberté ». Et aveu explicite de la mainmise de Bruxelles sur la politique budgétaire, encore que le retour (improbable) à l’équilibre budgétaire ne rendrait pas au pays la souveraineté qu’elle a délibérément abandonnée au « machin ».

Outre les objectifs, les masses concernées ont été déterminées : sur les 50 milliards d’euros, l’Etat et les Odac (Organismes divers d’administration centrale) devront en épargner 18 ; les Asso (administrations de sécurité sociale) doivent contribuer à hauteur de 21 milliards (10 pour l’assurance-maladie, 11 pour la retraite et la politique familiale) et les Apul (collectivités territoriales) pour 11 milliards. Cette répartition correspond très exactement à la justice comptable, si l’on ose dire, car proportionnelle à la part de chacun dans la dépense publique. Laquelle pèse désormais 1 200 milliards d’euros environ, soit 57% du PIB. En ramenant les choses à leurs justes proportions, le plan en question, établi sur trois ans, vise donc à cumuler 17 milliards environ d’économies annuelles, soit… 1,4% par an de restrictions. Contrairement à ce que signalent une partie des détracteurs, il ne s’agit pas d’une opération « coup de rabot », ni même d’un simple passage de toile émeri, mais de « veiller à ne jamais gaspiller l’argent public », comme l’a relevé le Premier ministre lui-même.

Quant aux postes touchés par l’anti-gaspi, ils s’imposent d’eux-mêmes au vu de la structure de la charge publique : près des trois quarts sont affectés aux salaires et aux dépenses sociales. En bloquant ou en modérant la revalorisation des traitements et des pensions, on obtient automatiquement une économie substantielle, sans autre difficulté que la grogne des intéressés – on compte sur leur mauvaise conscience de « privilégiés » pour modérer leurs récriminations. Pour les dépenses maladie, l’exercice promet d’être un peu plus délicat, puisque d’importantes économies doivent être réalisées « sans réduire la prise en charge des soins, ni leur qualité ». Les prestations sociales ne seront pas non plus revalorisées avant la fin de l’année prochaine, mais « il n’est pas question, évidemment, de les diminuer ». Elles ne devraient évidemment diminuer que lorsqu’il apparaîtra que la méthode retenue n’influence qu’à la marge la dérive historique de la dépense publique.

C’est donc beaucoup de bruit pour un dispositif qui ne témoigne pas, convenons-en, d’une grande imagination de la part de ses concepteurs. Il s’agit de gestion « au tableur Excel », que n’importe quel sous-fifre de Bercy peut mettre en musique entre les deux croissants de son petit-déjeuner. Il en résulte deux observations dérangeantes. En premier lieu, le tollé que suscitent d’aussi modestes restrictions jette une lumière crue sur la médiocrité du pouvoir d’achat des Français. Selon l’Observatoire des inégalités, un célibataire est réputé « aisé » si son revenu mensuel après impôts dépasse 2 117 euros. Enfin, si ces nano-économies récoltent une réprobation généralisée, c’est sans doute qu’il est temps de remettre en cause la totalité du système dans lequel nous sommes englués.

[1Le détail du Programme de stabilité 2014-2017 est dévoilé ce 23 avril.

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