Réchauffement du bas (...)

Réchauffement du bas de laine

Le Français utilise peu d’espèces, beaucoup moins en tout cas que ses homologues européens. Mais un sondage récent (Ifop/Wincor) semble déceler un changement de tendance. Qui ravira le petit commerce et navrera le banquier : un regain d’appétence pour l’argent liquide. Le phénomène est encore timide. Mais il pourrait s’intensifier.

Il y a des études qui ne doivent pas réjouir leurs commanditaires. Notamment celle que vient de délivrer la deuxième édition du « baromètre Ifop/Wincor », particulièrement destiné aux acteurs de la Banque et de la Distribution, car centré sur l’analyse des flux de paiements dans le commerce. On sait de longue date que l’une des grandes réussites du secteur financier a été de « bancariser » tous les agents économiques, avec l’aide opportune de la loi, il est vrai. Pour les pouvoirs publics, l’enregistrement systématique de toutes les opérations, grâce à une trace bancaire indéfiniment vérifiable, constitue un moyen très efficace de lutte contre la fraude, fiscale et sociale. Pour le système bancaire, le séquestre obligatoire de (presque) tous les flux financiers lui a permis de doper considérablement son activité. Car contrairement à l’opinion largement répandue, c’est bien avec les dépôts de leurs clients que les banques font l’essentiel de leur business. S’il prenait l’envie à une majorité de déposants de retirer en cash leurs disponibilités, le système ne serait pas confronté à une seule crise de liquidité, toujours soluble par l’action appropriée des banques centrales (lesquelles ne cessent de le démontrer chaque jour). Ce serait un coup fatal porté à leur solvabilité, car elles seraient dans l’impossibilité d’honorer les dettes qu’elles ont contractées à l’égard de leurs clients, en « faisant travailler » les dépôts de ces derniers, à l’insu de leur plein gré.

L’activité bancaire dite de « transformation », consistant à prêter à moyen ou long terme de l’argent emprunté à court terme sur les marchés, ou gratuitement sur les comptes des clients, fonctionne très bien tant que les lois statistiques sont respectées. A savoir tant que la demande de « vraie » monnaie – les billets émis par la banque centrale – demeure stable et relativement faible en regard des disponibilités inscrites en compte. L’attirance du pékin pour le billet constitue le cauchemar du banquier, car lorsque les fonds sont retirés sous cette forme, ils ne peuvent plus être prêtés à des tiers. Tandis que le dépôt en compte présente la merveilleuse ubiquité du chat de Schrödinger : il est en même temps propriété de son titulaire et de la banque, qui peut en immobiliser une large fraction. Ceux qui prétendent que le système bancaire est une formidable pyramide de Ponzi n’exagèrent pas plus que ceux qui affirment que l’industrie nucléaire est une arme de destruction massive : ce sont tous deux des moyens très performants, tant qu’un bug imprévisible, mais pas improbable, ne s’est pas produit.

Une cagnotte en cash

On se doute, en conséquence, que bien des intérêts sont soumis à la façon dont les individus utilisent leur argent. Seul le petit commerce préfère les flux d’espèces : le chèque présente des risques d’encaissement et les cartes de crédit lui coûtent cher. Tandis que les biffetons permettent un peu de gratte, s’ils sont authentiques (l’étude note que 4 Français sur 5 se déclarent incapables de reconnaître la fausse monnaie ; le cinquième doit être commerçant et lui, il sait). Pour les grands distributeurs, le problème est différent : la gestion des flux d’espèces est coûteuse, alors que celle relevant des flux électroniques est sûre et a été négociée au plus serré. Bref, la plupart des opérateurs concernés préfèreraient que les espèces disparaissent complètement. Apparemment, c’est la tendance contraire qui s’observe chez nous. Le Français est pourtant un utilisateur forcené de la carte de crédit et s’il ne s’en sert pas pour payer sa baguette de pain, c’est par crainte de se retrouver dans le pétrin du boulanger. Pourtant, le système bancaire a tenté d’ « électroniser » les petits paiements, en créant des cartes susceptibles de remplacer la menue monnaie. A ce jour, il ne semble pas que cette initiative ait rencontré un franc succès. Inutile, en outre, de tenter de l’imposer en Italie, en Espagne ou au Royaume-Uni : le baromètre en question note que l’usage des espèces y est plus systématique que chez nous. Et encore la Belgique et l’Allemagne sont-elles exclues du champ de l’étude : elles sont hors concours, pour pratiquer l’usage intensif du billet.

Au constat que nos concitoyens ont en moyenne 41 euros sur eux, contre 37 euros l’année dernière, peut-on en déduire, avec Wincor, « un attachement renforcé du Français pour l’argent liquide » ? La démonstration paraît d’autant moins éclairante que tous les autres Européens se promènent avec beaucoup plus d’argent en poche. Plus significatif, toutefois, est l’augmentation sensible du nombre de ceux qui déclarent conserver de l’argent liquide chez eux (la moitié des sondés). L’étude ne précise pas à combien se chiffre le bas de laine, mais on se doute qu’il ne doit pas être très facile d’obtenir une telle information, même par téléphone. Là se situe, sans doute, le signe le plus tangible d’une montée de la défiance à l’égard des institutions bancaires – lesquelles, par ailleurs, multiplient les mesures restrictives de retrait, tant au guichet que dans les distributeurs automatiques. Sans être nécessairement des groupies du grand économiste iconoclaste Cantona, les Français n’ont guère apprécié le comportement sulfureux des banques à la faveur de la crise en cours. Ils prennent donc quelques précautions raisonnables.

deconnecte