Taxis vs. Uber, comment

Taxis vs. Uber, comment en est-on arrivé là ?

Dans cette bataille rangée que se livrent taxis et chauffeurs privés, on a vite fait de prendre parti pour l’un ou l’autre camp. Et pourtant, la demande de mobilité, et donc la clientèle potentielle, est énorme.

Le minitel contre Internet, la marine à voile contre la machine à vapeur, les marchands de bougie s’en prenant à la fée électricité.

On a abusé des métaphores pour décrire la lutte fantastique que se livrent la vieille profession de taxi et le service de voitures avec chauffeur Uber. Les uns seraient des rentiers à bout de souffle, les autres d’indispensables hors-la-loi. La bataille offre son lot d’images choc. La matinée du 25 juin, des chauffeurs de taxis, en grève, bloquent l’accès à l’aéroport de Roissy et aux gares parisiennes. Porte Maillot, dans l’ouest parisien, ils s’en prennent aux chauffeurs estampillés Uber et renversent quelques voitures. La veille, une photo a fait le tour du Web : celle du visage, tuméfié, d’un jeune client qui avait défié des taxis en prononçant devant eux le nom honni de la société californienne.

Le gouvernement, lui, a choisi son camp. Quelques heures après les manifestations violentes, le ministre de l’Intérieur porte plainte contre les dirigeants d’Uber, qui persistent à maintenir UberPop. Cette application pour smartphone met en relation des passagers et des automobilistes lambda, mais disposant à la fois d’une voiture et de suffisamment de temps libre pour convoyer des clients moyennant rémunération. François Hollande lui-même prend la parole en marge du sommet bruxellois sur le sort de la Grèce pour demander la dissolution d’UberPop et la saisine des véhicules concernés. Comme d’autres départements, Paris émet un arrêté préfectoral interdisant le service. « Cela ne change rien ; nous faisons un recours », réplique immédiatement le directeur d’Uber France.

Un débat parisien ?

Vue de loin, et malgré le choc, la rivalité ressemble à l’un de ces débats microcosmiques dont raffolent les médias parisiens. Après tout, l’essentiel des manifestations s’est déroulé dans la capitale. Et qui, de nos jours, prend le taxi ? Les chauffeurs expérimentés ont appris depuis longtemps à distinguer deux types de clientèle. D’un côté, des cadres hyperconnectés, des gens d’affaires dont les bureaux sont situés sur les Champs-Elysées et qui partent déjeuner aux Invalides ou prendre un avion à Roissy. Cette clientèle d’habitués paie le plus souvent par carte bancaire, sans regarder à la dépense, en réclamant une note de frais. De l’autre, des jeunes nightclubbers, qui hèlent une voiture pour rentrer chez eux dans la nuit du samedi au dimanche, après la fermeture des stations de métro. Ceux-là passent le trajet les yeux rivés sur le taximètre, paient en liquide, et de leur poche. Dans les deux cas, les clients habitent Paris ou sa proche banlieue, et certaines grandes villes, Lyon, Nice, Bordeaux. Tous disposent d’un smartphone, savent s’en servir, et une bonne partie d’entre eux ont téléchargé la fameuse application Uber.

Ailleurs en France, comme on le croit trop souvent, « tout le monde a une voiture ». Personne n’a jamais besoin d’un taxi, sauf peut-être à Cannes au moment du festival de film ou à Avignon en juillet, lorsque la ville est livrée au théâtre. Et pourtant, chose curieuse, sur les 55000 taxis recensés en France, seuls 17000 exercent à Paris et alentours. 38000 taxis circulent donc en province. Mais qu’y font-ils ? La réponse est simple : ils sont ambulanciers. L’essentiel de leur clientèle est assuré par ces patients qu’il faut transporter de leur domicile à l’hôpital pour une consultation ponctuelle ou pour un rendez-vous hebdomadaire. Et les courses sont remboursées par la Sécurité sociale, qui préfère payer un service en cas de besoin plutôt que d’entretenir une flotte d’ambulances.

Une niche à Paris, une clientèle captive en province : cela fait des lustres que les taxis se considèrent comme propriétaires exclusifs de ces deux segments de marché. Et d’ailleurs, ils ont acheté suffisamment cher une licence qui leur donne le droit d’exploiter cette mine. Ils savent qu’à l’heure de la retraite, la rente constituera un appréciable pactole. Vendue 250 000 euros à Paris il y a encore quelques années, la licence vaut seulement 100 000 euros à Marseille mais 350 000, non loin de là, à l’aéroport de Marignane et 400 000 à Nice. Le prix reflète tout bonnement la situation du marché telle qu’elle prévalait jusqu’à présent : moins il y a de taxis, plus il y a de clients, plus le prix monte. Ce qui est rare est cher.

La clientèle potentielle ne cesse de croître

C’est sur ce marché composite, mais dépassé, que prospèrent les sociétés de voitures de tourisme avec chauffeur (VTC), dont Uber est devenu l’emblème. Deux événements intervenus ces dernières années, l’un d’ordre légal, l’autre technologique, leur ont considérablement facilité le travail. En 2009, un décret élargit le marché des VTC, jusque-là cantonnés à une richissime clientèle arpentant les quartiers chic de l’ouest de Paris en limousine. Concomitamment, la démocratisation du GPS fait le reste. Désormais, il n’est plus nécessaire de connaître une ville du bout des doigts pour s’y repérer. Le développement des smartphones, enfin, donne l’occasion à des startups d’attaquer le marché. Snapcar, Allocab, Chauffeurs privés, tous rivalisent pour capter la nouvelle clientèle exaspérée par la tranquille désinvolture des taxis en situation de monopole.

Le débat s’enflamme, se focalise sur la qualité du service, la « concurrence déloyale » et le droit du travail.

Chacun veut sa part de gâteau. Et pourtant, les taxis l’ignorent le plus souvent, et les chauffeurs d’Uber ne l’ont pas encore tous compris : il n’y a pas qu’un seul gâteau, mais plusieurs. Contrairement à ce que l’on imagine, non, « tout le monde » ne possède pas une voiture. En France, 19% des foyers en sont dépourvus. Cette proportion atteint 30% dans la plupart des villes, 37% à Strasbourg, 42% à Lille, 61% à Paris.

Dans les communes de banlieue qui jouxtent la capitale, le nombre de « sans-voiture » dépasse largement les 40%. Et ne cesse de croître. Bien sûr, la plupart du temps, ces personnes se déplacent en transports publics, à pied ou à vélo. Mais de temps en temps, elles ont besoin d’une voiture. Aujourd’hui, il faut encore se débrouiller, déranger une connaissance, louer une voiture. Bientôt, Uberpop investira ce marché.
A moins que les taxis se décident à délaisser les quartiers chics de la capitale pour aller faire un tour en banlieue et dans les petites villes.

Photo de Une : Digital Corner DR

deconnecte