Tempête dans une barrique

Tempête dans une barrique

La question est depuis longtemps pendante ; elle va devoir bientôt être purgée. Il s’agit de la réglementation européenne des droits de plantation dans les vignobles. Un sujet complexe et épineux, qui fait l’unanimité dans les milieux professionnels français. Mais le consensus occulte peut-être une réalité capitale : les attentes du marché international.

Voilà la France de nouveau engagée dans une croisade européenne, sur l’un des thèmes traditionnels de friction au sein de la Communauté : l’agriculture en général et la viticulture en particulier. Encore faut-il observer que notre pays ne fait pas cavalier seul dans le marathon qui s’engage contre un dispositif adopté par l’Union voilà quelques années : la disparition du système de régulation par les droits de plantation de la vigne, à échéance du 31 décembre 2015 (ou 2018, pour les Etats souhaitant différer la libéralisation du régime actuel). Une telle approche ne bouleverserait pas directement le modèle d’exploitation des AOC (Appellation d’origine contrôlée), soumis par ailleurs à des normes bien précises (périmètre géographique strictement circonscrit, limitation de la production, cépages exclusifs, etc.). Encore que, au cas d’espèce, la totale liberté d’arrachage et de plantation (au motif d’une meilleure adaptation aux conditions de marché, selon les arguments communautaires) s’accommoderait mal avec le cycle long de la viticulture : il faut patienter au moins dix ans après la plantation avant de cueillir un raisin doté d’un niveau qualitatif satisfaisant. Sur une aussi longue période, le marché a le temps de se retourner et de se rétablir plusieurs fois : en matière de vins, la gestion de la production « en flux tendus » n’est tout simplement pas envisageable.

Mais l’abandon du régime des droits de plantation pourrait avoir un impact puissant, pour ne pas dire plus, sur la production des vins « de pays » (les vins à indication géographique protégée, IGP), car les superficies libres, susceptibles d’être colonisées, sont considérables. Quant aux vins sans indication géographique (VSIG), l’abolition des droits de plantation permettrait leur foisonnement partout où les conditions d’exploitation sont réunies, principalement à grande échelle. Au détriment des nombreux petits vignobles situés dans des zones d’exploitation difficile, et en concurrence avec d’autres productions a priori plus importantes, sur le plan alimentaire, que le vin lui-même. Enfin, ce processus tirerait le niveau qualitatif vers le bas, entraînant des bouleversements dans la hiérarchie actuelle des prix, et ternissant l’image d’excellence des vins français – un poste capital dans les exportations de notre pays.

Vrais risques ou fausses craintes ?

La proposition de résolution européenne récemment déposée à l’Assemblée nationale, visant à maintenir en l’état le régime des droits de plantation, fait suite au rapport Vautrin, déposé en octobre dernier, sur le même sujet (Catherine Vautrin, députée UMP de la Marne est, du reste, cosignataire de la proposition précitée). D’une façon générale, les milieux professionnels partagent cette analyse, ce qui n’a rien de surprenant : les intervenants actuels de la filière ont trouvé leurs marques et accompagné le long processus qualitatif qui a marqué l’évolution du vignoble français. Dans le Sud-est, par exemple, les « vins de table » d’antan ont largement cédé la place à des vins de cépage soignés et beaucoup mieux valorisés, suivant en cela la tendance du marché, français et international. Et c’est bien là que se situe le hiatus entre la position de la Commission européenne, focalisée sur le business mondial, et les viticulteurs européens, notamment français, imprégnés de leur propre culture et convaincus de l’originalité et de l’excellence de leurs produits. Ce qui n’est pas douteux, à ceci près que les statistiques ne confortent pas ces convictions : la part relative de la France, dans le commerce international des vins, ne cesse de régresser depuis des années. Le rapport Vautrin cite, en particulier, l’étude réalisée sur les facteurs de compétitivité sur le marché mondial, réalisée pour le compte de FranceAgriMer (établissement public en charge des produits de l’agriculture et de la mer) : la France vient en troisième position derrière l’Espagne et l’Italie, devant les USA, le Chili, l’Australie et l’Argentine. On notera que l’Espagne, dotée de vastes domaines viticoles et d’un négoce puissant, se montre plutôt favorable à l’abrogation des droits de plantation. On notera aussi que pas loin derrière nous se trouvent des « jeunes » concurrents qui, eux, ne cessent de prendre des parts de marché. Tout particulièrement avec des produits adaptés au cœur de la demande : des vins de cépage « simples », typés, sympathiques et… d’un prix raisonnable.

Si bien que la levée de boucliers que suscite l’affaire des droits de plantation, pour compréhensibles que soient les motifs d’opposition, masque peut-être notre aveuglement face aux préférences gustatives des non-européens. Pour nous qui avons découvert la complexité des grands bordeaux au berceau, la hiérarchisation des vins s’établit selon des codes bien précis. Pour ceux qui n’ont biberonné que du thé ou du saké, c’est une tout autre affaire : les vins d’assemblage sont trop compliqués. Ce qui n’enlève rien au prestige de nos grands crus. Les Chinois vénèrent le Lafite – qui devrait sa gloire à un film-culte où le héros sirote du 1982, le veinard – qui atteint là-bas des cotes stratosphériques. Chez nous aussi, hélas : le chroniqueur avoue avoir épuisé sa réserve personnelle et redoute de ne pouvoir la reconstituer sans se ruiner davantage. On pourra toujours accuser les riches Chinois de parader en ouvrant du Lafite, ce vin étant pour eux un signe extérieur de richesse plus convaincant que la Rolex. Mais on ne peut leur reprocher de manquer de goût. Tant qu’il en sera ainsi, notre excellence viticole sera préservée. Avec ou sans réglementation.

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