Ukraine : un énorme enjeu

Ne rien concéder à l’adversaire est une stratégie payante pour qui est sûr de l’emporter. Dans le cas contraire, les dommages collatéraux sont potentiellement dévastateurs. Telle est la situation actuelle des USA et de ses alliés européens dans leur bras de fer avec la Russie. Car Moscou dispose de plusieurs jokers.

La géopolitique est une discipline complexe. Du moins l’était-elle avant l’instauration de la stratégie du rouleau compresseur, instaurée par les Etats-Unis dès après la Chute du Mur. En ce temps-là, entre deux lampées de vodka, Boris Eltsine crut comprendre que l’Oncle Sam lui prêtait la main pour passer le cap difficile de la désagrégation de l’Empire soviétique, afin d’accéder aux merveilles du libéralisme et permettre à la Russie de conserver sa place à la « grande table » internationale. Dans les faits, il s’ensuivit un pillage éhonté des richesses résiduelles de l’Empire – tout particulièrement les ressources naturelles –, une totale décomposition politique du pays et son éviction totale du paysage de la gouvernance mondiale, sous le régime du mal-nommé « partenariat renforcé » avec les pays occidentaux. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Poutine (2000) qui marque, sous un régime présidentiel vigoureux, la chasse aux oligarques mafieux, le rétablissement de l’Etat de droit, le dynamisme de l’économie et le réveil de l’« âme russe » - un fonds culturel puissant, érodé par 70 ans de communisme et presque dix ans de chaos eltsinien.

Pour avoir adhéré au capitalisme de marché, assorti toutefois de nombreuses prérogatives étatiques, la Russie n’en demeure pas moins réfractaire au matérialisme pur et dur qui caractérise l’essentiel du monde dit développé. Et sans rêver à la reconstitution de l’Empire soviétique, les Russes et leurs dirigeants aspirent à retrouver la dimension politique et culturelle d’avant les soviets. Ce que les Etats-Unis et leurs alliés s’emploient à contrecarrer avec la dernière énergie : les uns et les autres semblent nourrir à l’égard de la Russie une hostilité de principe, plus acharnée encore que lors de la Guerre froide. Apparemment, il ne saurait être question de revenir à un monde bipolaire et encore moins multipolaire : la domination yankee ne supporte pas d’égaux. Seulement des vassaux disciplinés et des ennemis à soumettre.

Le plan B de Poutine

C’est dans ce contexte qu’a éclaté la crise ukrainienne, en gestation depuis plusieurs années. Selon la doctrine étasunienne, largement consensuelle, la Russie ne peut ambitionner le leadership eurasiatique sans l’Ukraine (sur la base de considérations purement géographiques et de ressources naturelles). En foi de quoi les States ont-ils déployé leur machinerie déstabilisatrice, avec le concours de l’UE, afin d’intégrer totalement le pays dans le bloc occidental – et sous le contrôle de l’OTAN, bras armé de la domination américaine en Europe. Sauf que l’Ukraine est une mosaïque complexe, constituée de façon arbitraire autour de populations dotées d’un historique très différent – religion, langue et vécu de la Deuxième guerre (la partie Ouest ayant largement collaboré avec le régime nazi). Vouloir la faire entrer dans l’Union au forceps, c’était inévitablement s’exposer à des désordres internes graves et à l’opposition ferme de Moscou. Au vu de la tonalité de l’approche « diplomatique », notamment la raideur agressive et la propagande outrancière des Occidentaux, il est difficile d’imaginer une issue négociée raisonnable à la crise en cours.

En tout cas, la stratégie menée à l’Ouest promet d’avoir des conséquences diamétralement opposées au but recherché. Comme le laisse supposer la visite récente de Poutine à son homologue chinois. Une rencontre qui se solde par un impressionnant catalogue d’accords. Sur le plan militaire, avec de gros engagements sur du matériel lourd (avions de chasse, sous-marins et missiles sophistiqués). Sur le plan énergétique, avec des engagements de long terme pour la livraison de pétrole et de gaz à Pékin. Certes, les contrats en cause étaient déjà dans les tuyaux et ils le demeureront encore quelque temps : les parties sont en effet d’accord sur tout, sauf sur… le prix. Les volumes négociés pour le gaz représentent un peu plus du quart de ce que la Russie livre actuellement à l’UE, soit l’exacte proportion de ce que le président Obama avait proposé de fournir à l’Europe sous forme liquéfiée – une gasconnade : cet objectif est inaccessible, la production américaine de gaz de schistes étant beaucoup moins « miraculeuse » qu’annoncé. Il en résulte que Moscou se trouvera rapidement en situation de pouvoir rationner l’UE. D’autant que les deux capitales ont des projets pharaoniques en termes d’infrastructures : un gazoduc de 4 000 km, doublant l’oléoduc existant entre la Sibérie orientale et le Pacifique. Et le renforcement de la « nouvelle route de la soie », par voie terrestre et maritime, permettant de joindre la Chine du Sud à Duisburg (30 km au nord-ouest de Düsseldorf, le plus grand port intérieur du monde), en passant par Moscou. De quoi rapprocher un peu plus l’Allemagne de la Russie, au moment où l’opinion teutonne, les milieux d’affaires et le gouvernement, rechignent à suivre les USA dans l’escalade des sanctions (la docilité de Berlin s’est nettement érodée, depuis l’affaire de la NSA).

Bref, la pression extravagante sur Moscou pourrait accélérer la constitution d’un bloc eurasiatique très puissant sur le plan politique, et redoutable sur le plan économique – surtout avec l’implication active de l’Allemagne. Enfin, les accords sino-russes prévoient d’intensifier l’usage de leurs propres monnaies dans les échanges commerciaux, au détriment du dollar US. Alors que dans le même temps, la Russie met en place son propre système de paiements, sur le modèle de l’Union Pay chinois (au deuxième rang mondial derrière Visa, avec la couverture de 140 pays). Son obstination sur le dossier ukrainien pourrait ainsi conduire l’Amérique à s’affaiblir sur le plan géopolitique, à réduire ses prétentions commerciales et à compromettre le très rentable système-dollar. Il joue très gros, l’Oncle Sam.

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