Un Nobel encalminé

Un Nobel encalminé

Il n’est pas aisé à l’humoriste d’être spirituel tous les jours ; pas davantage au Nobel d’être continument génial, surtout s’il s’exprime souvent. Un écueil auquel n’échappe pas Joseph Stiglitz. Ses récentes préconisations pour sortir de la crise ont été jugées « iconoclastes ». Elles s’avèrent surtout obsolètes et incongrues.

Puisque nous sommes dans une période de grands chambardements, en cours ou prévisibles, qu’il soit permis de faire ici une suggestion aux gestionnaires des Prix Nobel – au moins celui d’économie : qu’une fois désigné, le lauréat retourne sagement à l’anonymat dont le Jury l’a imprudemment tiré. Qu’il jouisse en silence des intérêts de son pécule, sans se croire obligé d’assommer ses contemporains de vaticinations péremptoires. Car certains nobélisés, à ce titre crédités d’un avis autorisé, ont abandonné toute recherche pour se consacrer à plein temps à une activité moins exigeante : donner leur avis sur tout et n’importe quoi, de préférence n’importe comment. On songe ici à Joseph Stiglitz [1], attributaire de la distinction en 2001, pour ses travaux sur « l’asymétrie de l’information » – une thématique que nous avons suffisamment brocardée ici sans qu’il soit nécessaire d’y revenir aujourd’hui.

Joseph est assurément un garçon charmant, pétri de bonnes intentions, soucieux du bien-être de l’espèce, sensible aux outrances de l’époque. Il dénonça en son temps la rouerie intéressée du FMI et de la Banque mondiale (après avoir quitté le poste d’économiste en chef de l’institution), se montre régulièrement très critique à l’égard de la politique américaine (après avoir dirigé le staff des conseillers économiques de Clinton) et toujours très sensible à la question des inégalités (il fut nommé par Jean-Paul II à l’Académie pontificale des sciences sociales). On ne saurait lui reprocher d’être un adepte de Milton Friedman, lequel va bientôt personnifier le courant satanique de la pensée économique du XXème siècle ; mais en sa qualité de fondateur et représentant notoire du courant néokeynésien, il s’englue chaque jour davantage dans un pathos supposé glorifier sa filiation intellectuelle, mais qui au contraire tend à fossiliser la pensée, autrement plus subtile, de son idole John Meynard.

Un modèle éculé

Mourir pour une cause ne rend pas cette cause juste ; de la même façon, plaider une cause juste ne rend pas nécessairement pertinents les arguments déployés pour sa défense. Au cas d’espèce, on partage avec Stiglitz (et avec d’innombrables non-économistes) le sentiment que les dirigeants ont apporté des réponses inappropriées à la crise et que le monde marche sur la tête. Il s’agit là d’un constat et de l’expression du simple bon sens. On partage avec lui la conviction que « l’austérité ne marchera pas » et que l’origine de la crise ne résulte pas seulement des errements du système financier. Mais surtout de l’infernale mécanique du financement hypothécaire américain, qui a compensé par le crédit la faiblesse du revenu des ménages, permettant ainsi à ces derniers de consommer frénétiquement et de demeurer la locomotive de l’activité mondiale. Si bien que la proposition de Stiglitz – relancer la machine au moyen d’une nouvelle dose massive de crédit – soulève un légitime réflexe… d’incrédulité. Certes, on est bien d’accord sur le fait que les infrastructures américaines sont, dans l’ensemble, dans un piteux état ; que le système éducatif fait passer le nôtre, pourtant très critiqué, pour un modèle d’efficacité. En foi de quoi les investissements en la matière, longtemps différés, ne seraient-ils pas superflus. Mais l’option d’une nouvelle rasade d’emprunts est tout simplement exclue : le système est déjà paralysé par une montagne d’emprunts, publics et privés, qui attendent que leur sort soit réglé. Qui attendent donc que l’on en détermine la part qui ne sera jamais remboursée, c’est-à-dire l’épreuve de la paille de fer, celle qui nettoie les bilans et permet le recours à un nouvel endettement – s’il reste des prêteurs vivants… En deuxième lieu, c’est faire preuve d’un aveuglement très peu keynésien que de ne pas reconnaître le caractère factice de la croissance des dernières décennies, aux Etats-Unis : l’activité s’est construite sur du vent, sur du crédit qui ne sera jamais amorti. Est-il désirable de tenter de relancer l’activité sur le même paradigme d’une croissance virtuelle, qui de surcroît absorbe une quantité fabuleuse de ressources non renouvelables ?

On s’étonne que Stiglitz, qui a présidé la Commission mise en place par la France, visant à réfléchir à un autre paramétrage de la croissance que celui du seul PIB, on s’étonne que le Nobel s’accroche, comme un naufragé à sa planche, au modèle de l’American way of life qui est définitivement enterré comme optimum d’une société. Nul doute qu’il soit nécessaire de rétablir l’Etat dans des prérogatives que lui refusent les néolibéraux. Non pas en qualité d’agent actif : le marché fait mieux que lui, c’est depuis longtemps démontré. Mais en qualité de régulateur pointilleux, obsédé par les entraves que les ambitions privées mettent à la réalisation de l’intérêt général. C’est assurément un autre modèle qu’il convient d’inventer, dans lequel le bien-être de l’individu ne se mesure pas exclusivement à la taille de son compte en banque ou au nombre des avocats qui habillent ses exactions d’un voile de légalité. Un Nobel devrait pouvoir se permettre d’oser des hypothèses hardies, de secouer le cocotier, d’écharper une nomenklatura usée par ses excès. Au lieu de cela, notre Joseph propose d’emprunter pour ajouter une portion de frites au hamburger du déjeuner. On a connu des ambitions plus élevées…

[1Voir l’interview de Stiglitz sur youphil.com

Crédit photo : Photos Libres

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