Apple et l'optimisation

Apple et l’optimisation fiscale

La firme à la pomme a réalisé un parcours légendaire dans le monde de
l’entreprise. Un public immense est devenu accro à ses produits et les profits de la société sont mirobolants. Au point d’avoir sédimenté un énorme trésor de cash, devenu presque encombrant. Mais la distribution aux actionnaires coûterait un gros paquet d’impôts.

Pour réussir en Bourse, le bons sens affuté du businessman ne suffit pas. On songe à cet épisode de la série The Wire (« Sur écoute ») où le trésorier du trafiquant de drogue explique pourquoi il vend illico les actions liées à la téléphonie : il vient d’observer que l’un de ses jeunes fantassins, tout au bas de la hiérarchie des dealers, est équipé de deux
téléphones portables. Il en déduit que le marché sera bientôt saturé. Depuis le tournage de l’épisode en cause (premier semestre 2003), l’histoire est venue démentir le pronostic d’un expert dans le négoce le plus lucratif de la planète. Car s’il avait conservé ses titres Apple,
son capital aurait aujourd’hui été multiplié par plus de 40. C’est peut-être moins rentable que la dope, mais c’est tout de même une performance exceptionnelle, sans avoir à prendre le risque de finir sa vie en prison ou sous une rafale de mitraillette.

Où en est maintenant la firme à la pomme ? Le mythique créateur d’Apple ayant récemment disparu, son successeur aux commandes doit gérer un encombrant héritage : une trésorerie qui dépasse aujourd’hui les 100 milliards de dollars, la société ayant continument préféré
distribuer des actions gratuites que des dividendes. C’est une sacrée cagnotte et Steve Jobs lui-même se montrait indécis : la croissance externe n’était pas vraiment son truc, et il s’est contenté de quelques acquisitions très modestes – une poignée de jeunes sociétés qui ont
connu depuis lors des fortunes diverses. En tout cas, il n’a pu se résoudre à faire le choix de Bill Gates, également confronté à une trésorerie pléthorique dans Microsoft, qui décida finalement de distribuer plus de 70 milliards de dollars de cash aux actionnaires, faute d’avoir identifié des pistes d’investissement suffisamment pertinentes. Tant pour Bill que pour Steve, tous deux véritables légendes de l’univers entrepreneurial, un tel blocage face à de
nouveaux investissements, et une frilosité paralysante à la perspective de défis renouvelés, semble relever de la psychanalyse. Après leur épopée exceptionnelle, sans doute ne leur paraissait-il plus possible d’envisager une nouvelle odyssée qui soit digne de leur réputation.
Comme ce Directeur américain des brevets, que l’on a souvent cité ici, qui démissionna de son poste après la mise au point de la locomotive électrique. Au motif que l’on ne pourrait désormais plus rien inventer…

Cagnotte fiscale

S’agissant d’Apple, une raison plus technique constitue un obstacle de taille à la distribution d’un superdividende. Comme dans toutes les multinationales, le département financier est renforcé d’un staff de fiscalistes, chargés de «  l’optimisation  », c’est-à-dire missionnés
pour réduire la taxation au minimum minimorum. Il en résulte un écheveau de filiales aux quatre coins de la planète, n’ayant le plus souvent d’autre objet que celui d’exploiter les finasseries de la concurrence fiscale. Mais sous la loi américaine, ces tirelires présentent
quand même un inconvénient : le rapatriement aux Etats-Unis des profits offshore subirait un impôt de 35%. Ce n’est pas vraiment un taux répressif, convenons-en, mais il dépasse largement la moyenne de l’IS qu’acquittent les très grandes firmes, où que se situent
leurs sièges sociaux. Voilà pourquoi Apple, et quelques autres compères dans la même situation (notamment Microsoft, Cisco et Google), pratiquent en ce moment un lobbying intense auprès des milieux politiques, afin que soit adopté un dispositif, même transitoire,
permettant un rapatriement « bon marché » des capitaux paradisiaques. Les sommes en cause étant astronomiques, les « honoraires », directs et indirects, les bakchichs et autres
commissions, devraient être suffisamment attrayants pour infléchir l’intransigeance bien connue des congressistes et sénateurs américains. La formulation est ironique, bien sûr : la représentation politique américaine a légalisé la corruption. Le montant des sommes rondelettes versées aux élus par les lobbies est notoire car régulièrement publié, dans une indifférence stupéfiante…

La réussite industrielle d’Apple force l’admiration, et pas seulement celle des nombreux fans de sa technologie. Mais ses réserves financières n’ont pu atteindre l’équivalent du PIB du Maroc sans que la firme ait systématiquement amoindri ou squeezé l’imposition « normalement » due. Grâce à l’« habileté fiscale », une démarche qui emprunte les sentiers légaux, tutoie les zones de non-droit et s’encanaille quelquefois dans la jungle où règne la loi du plus fort. On en revient ainsi toujours à la même interrogation, s’agissant
de la question fiscale. Autant il paraît légitime que les individus et les entreprises cherchent à s’affranchir d’une imposition lorsqu’elle est confiscatoire – l’argument préféré des Suisses pour défendre leur secret bancaire –, autant cette stratégie est-elle difficilement défendable lorsque la taxation est clémente, grâce aux échappatoires multiples que leurs bénéficiaires ont eux-mêmes contribué à mettre en place. Le cas d’Apple offre ainsi une allégorie saisissante des maux qui frappent aujourd’hui toutes les sociétés de la planète : l’argent
se concentre de façon spectaculaire en un petit nombre d’endroits, où leurs gestionnaires ne savent qu’en faire, bien que poursuivant sans relâche son accumulation. Alors que les ressources manquent cruellement partout ailleurs, notamment au Trésor, dont les revenus
sont amputés par l’habileté fiscale des redevables fortunés, aggravée par la bienveillance suspecte du législateur à leur égard. Manifestement, il y a un bug dans la règle du jeu. Que les gouvernements seraient bien inspirés de corriger, s’ils ne veulent pas devenir les simples factotums de quelques poignées de multinationales.

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