Banquiers centraux : (...)

Banquiers centraux : le stress

Dans leur désarroi, les nations attendent sur le plan politique l’élu providentiel qui effacera la crise. Les déceptions sont prévisibles. Sur les marchés, les opérateurs espèrent la même chose de leurs banquiers centraux. Lesquels ne sont pas des cancres, mais en savent à peine plus que le pékin sur la monnaie. C’est-à-dire pas grand-chose.

On ne soulignera jamais assez le caractère mystérieux de la monnaie, même pour ceux qui en assurent statutairement la tutelle, à savoir les banques centrales. Car il faut se rappeler les aveux du banquier central le plus médiatisé de l’histoire financière, Alan Greenspan, sacré en son temps « maestro » et « gourou des marchés », entre autres flagorneries bouffonnes. Souvenons-nous : alors qu’il avait quitté les commandes de la FED, après un mandat interminable (18 ans), il a publiquement avoué que ses croyances dans le fonctionnement des marchés étaient erronées, et que son approche de la monnaie pouvait de ce fait s’en trouver altérée. Nul ne saura jamais si l’on doit cette confession dérangeante à une illumination tardive, une soudaine crise d’humilité ou une pulsion crépusculaire de sincérité. On pencherait plutôt pour cette dernière hypothèse : tout au long de sa carrière professionnelle, Greenspan s’est évertué à distiller des propos sibyllins, pour ne pas dire sans queue ni tête. Son modèle de communication était le Sphinx, mais un Sphinx sans secret – ce qu’Oscar Wilde disait aimablement des femmes, le mufle. Il est en effet permis de soupçonner le Père Alan d’avoir compris assez rapidement que les fameux « leviers monétaires », la boîte à outils du Banquier central, sont par eux-mêmes modérément agissants ; c’est surtout la croyance des marchés en leur efficacité qui provoque des réactions. Pas toujours celles qui sont espérées, hélas.

Mais le seul fait de croire aux douloureux retours de manivelle d’un revirement, dans la politique monétaire, a longtemps suffi aux Etats-Unis pour calmer la témérité toujours en éveil des opérateurs. Ce que Greenspan a peut-être confondu alors avec l’«  autorégulation des marchés  », qu’il admet aujourd’hui devoir remiser au rayon des billevesées. Un constat lucide s’impose : une légion de spéculateurs se montre nécessairement plus intelligente qu’un seul homme, fût-il gourou de la finance et doté du pouvoir régalien de battre monnaie, ou de fermer le robinet à liquidités. Plus intelligente, c’est-à-dire parfaitement apte à élaborer la stratégie la plus pertinente pour atteindre l’objectif : accumuler le maximum de profits. Pendant la majeure partie de sa carrière, Greenspan s’est montré largement bienveillant dans sa politique monétaire – très « accommodant » pour reprendre la formulation favorite du past-président de la BCE. Si le prix des actifs, financiers et immobiliers, tutoyait l’« exubérance  », ce n’était, après réflexion, que le signe tangible d’un réel enrichissement de l’Amérique (son obsession constante). Ainsi, Greenspan a redécouvert la méthode qu’expérimenta chez nous le fameux John Law, véritable inventeur de la finance moderne : pour rendre un pays prospère, il suffit de « fabriquer » de l’argent à due-concurrence. D’accord, la doctrine est ici un peu schématisée, mais on force à peine le trait. En tout cas, les milieux d’affaires ont adoré Greenspan : sous son règne, le business a flambé et le portefeuille américain s’est gonflé de… créances. Lesquelles sont, on le sait, la contrepartie de dettes. Les créances ne sont donc pas tout-à-fait « de l’argent », mais ont une valeur comprise entre le nominal, si l’emprunteur est doré sur tranche, et zéro, s’il est un malheureux « subprime ». On connaît depuis lors les dommages résultant de la confusion largement répandue entre « monnaie » et « créances »…

La FED devient « transparente »

Bien qu’il ait fait rougir la chaudière monétaire avec un entrain qui ne l’honore pas, Greenspan passera pour un petit bras aux yeux de l’Histoire, face à son successeur Ben Bernanke. Avant son accession au fauteuil de la FED, Ben s’était fait une jolie réputation de théoricien du « réglage fin de l’inflation ». Sans vouloir l’offenser, de tels états de service éveillent nécessairement l’hilarité chez quiconque s’intéresse un peu à l’économie en général et aux questions monétaires en particulier. Un peu comme si un général d’armée se glorifiait d’être un spécialiste du pli de pantalon dans les guerres de tranchées. Certains commentateurs vont jusqu’à prétendre que Bernanke n’a rien compris à la monnaie, et que l’avoir nommé à ce poste est aussi cocasse que d’attribuer à un mécréant l’archevêché de Cantorbéry.

La critique n’est pas nécessairement impertinente mais elle est à coup sûr injuste. Car à ce jour, personne ne peut se targuer de comprendre le phénomène monétaire au point de prétendre en piloter les destinées. Les banquiers centraux gèrent l’équivalent d’une centrale nucléaire : s’ils se montrent strictement respectueux de l’orthodoxie sécuritaire, ils se font lyncher (pas d’argent, pas d’épices). Mais dès qu’ils s’enhardissent à négliger les procédures, l’accident potentiel peut générer des dégâts imprévisibles. Bernanke a récemment promis que la FED allait devenir « transparente », ce qui est le meilleur moyen d’encourager la spéculation à se lâcher. Il a promis de maintenir les taux au plancher jusqu’à la saint-glinglin (2014 au moins) et en même temps de conduire sa politique avec un objectif d’inflation à 2%. Un pied sur l’accélérateur, un œil sur le frein – ou vice versa. Les marchés ont tiré les conclusions qui s’imposent de cette dialectique brindezingue : le quantitative easing n° 3 approche. Des flots d’argent pour doper les marchés, des explosifs pour dynamiter le dollar. Le tout pour maintenir la fiction que les créances et la monnaie, c’est la même chose. Eh bien non, Ben : on parie ?

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