Bourse : le sentiment

Bourse : le sentiment des initiés

Les outils traditionnels de la prévision boursière sont en panne. L’évolution des marchés défie l’analyse des « fondamentalistes » et les modèles « chartistes ». Mais un indicateur demeure : le comportement des gros investisseurs, ceux que l’on range dans la catégorie des initiés (légaux). Car s’ils sont toujours riches, c’est qu’ils ont bien anticipé…

Suivez l’argent ! Le plus vieil adage boursier n’a pas pris une ride. En d’autres termes, engouffrez-vous dans la tendance : c’est là que résident les profits à venir. Le précepte confirme ainsi le théorème jamais démontré – un lemme, dans la langue mathématique – selon lequel le marché ayant toujours raison, ses anticipations finissent nécessairement par être validées.

Cette approche ne sera jamais démentie : quand les acheteurs sont en surnombre, le marché monte ; dans le cas contraire, il baisse. Mais pour tous la question demeure : jusqu’où et jusqu’à quand ? La difficulté pour le « bon père de famille », c’est que son horizon de placement n’a strictement rien de commun avec celui de la grande majorité des intervenants.

Les institutions de gestion vendent le « long terme » à leurs clients et elles amassent des fortunes, pour compte propre, grâce au « trading à haute fréquence » (HFT), ce mode de gestion dont l’horizon peut ne pas dépasser… la seconde. Manifestement, les uns et les autres ne jouent pas dans la même cour. Et le comportement du marché s’en trouve vraisemblablement modifié – en supposant que son évolution antérieure ait été dictée par des critères rationnels, bien entendu.

Du reste, il suffit d’observer le désarroi des « chartistes », ces tenants de l’analyse technique qui scrutent la forme des courbes boursières comme les haruspices les entrailles de poulet.

Voilà maintenant plusieurs années que les modèles de prévision, autrefois susceptibles de constituer des grenouilles boursières raisonnablement fiables, sont systématiquement pris en défaut. Un changement climatique, en somme, dont l’homme est assurément responsable – avec le concours des programmes sophistiqués de HFT, qui prélèvent leur gabelle sur le dos du pékin. En toute légalité. Aujourd’hui, l’écrasante majorité des « indicateurs techniques » pronostique une baisse des cours des actions. Et ces derniers continuent de monter.

Aujourd’hui, les « fondamentaux » de l’économie mondiale font triste mine, ce qui laisse augurer des lendemains difficiles pour l’activité. Pourtant, les analystes continuent d’anticiper des profits croissants pour les (grandes) entreprises, comme si les firmes étaient durablement immunisées contre la contraction de l’activité…

Mouvements massifs

Suivez l’argent. Il ne manque pas : les principales banques centrales ont ouvert en grand leurs robinets, même si la nôtre veut se montrer un peu plus parcimonieuse en relevant d’un chouïa ses taux d’intérêt. Il faut donc que ces flots s’engouffrent quelque part, car rien n’est plus stressant pour un banquier que l’argent qui dort. C’est grâce à ces torrents de liquidités que les Etats dans la peine ont pu jusqu’à ce jour se financer – à des taux, il est vrai, qui défient le bon sens.

Mais les créanciers se sont maintenant forgé la conviction que les signatures souveraines sont devenues très risquées et que, malgré les dénégations quotidiennes, plusieurs Etats de l’Union seront contraints à la restructuration de leurs dettes. La seule incertitude qui demeure, c’est le montant des pertes à digérer. En foi de quoi les « marchés » sont-ils cohérents dans leurs analyses : s’ils préfèrent les obligations d’entreprises aux emprunts d’Etat, c’est parce que la solvabilité des firmes leur paraît bien plus fiable à long terme que celle des nations.

Il est donc naturel que les actions deviennent un support moins risqué que la rente d’Etat, dans un contexte de crise qui laisse augurer de formidables chambardements. Au terme desquels seules les grandes firmes sont susceptibles d’échapper au naufrage.

Car dans le même temps, on observe deux phénomènes assez significatifs. Le premier, dans le secteur du capital-investissement, celui des entreprises à forte croissance qui sont la cible favorite des opérations de LBO : depuis le début de l’année, les investissements ont considérablement chuté. Ce qui peut, évidemment, témoigner de la rareté relative des dossiers, mais aussi d’un regain de frilosité des investisseurs. D’autant que, sur les deux derniers trimestres, les fonds spécialisés ont introduit en Bourse des montants supérieurs au sommet atteint… au premier trimestre 2007, soit juste avant le début de la débandade.

Suivez l’argent : quand les gros porteurs se défaussent en masse de leur papier, cela ne présage généralement pas l’embellie générale des cours. Un phénomène à comparer à celui qui fut observé pour les « ventes d’initiés », en forte hausse à la même période : il s’agit des cadres dirigeants qui exercent leurs stock-options pour céder leurs titres, témoignant ainsi de leur défiance en l’avenir. Le deuxième phénomène touche le capital-risque, tout particulièrement en France.

Il s’agit ici des entreprises naissantes où le financement n’est possible que par apport de fonds propres (amorçage), le risque étant trop élevé pour autoriser le crédit bancaire. Désormais, les investisseurs privés se font rares et les soutiens publics s’amenuisent, en phase avec les restrictions budgétaires. On sait pourtant que le capital-risque est le vivier des entreprises performantes de demain.

Mais la mortalité infantile y est déjà élevée en temps ordinaire. Alors dans les phases de conjoncture très incertaine, même les investisseurs hardis préfèrent s’abstenir. Et suivre les recommandations de Goldman Sachs, qui se montre en ce moment très enthousiaste à l’égard des grandes sociétés… européennes.

Par Jean-Jacques JUGIE

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