Carrefour dans un virage

Carrefour dans un virage

La grande distribution a connu une longue période de prospérité. Mais son modèle a désormais atteint la maturité, dans un environnement concurrentiel féroce. Son avenir soulève bien des interrogations, comme en témoignent les hésitations stratégiques de Carrefour, qui vient de mettre fin au mandat peu glorieux du capitaine Lars Olofsson.

Le secteur de la grande distribution généraliste est depuis quelques années soumis à de douloureuses coliques métaphysiques. Fidèle miroir d’une société de consommation conquérante, ce modèle commercial a connu une longue période de succès ininterrompus. Les pionniers, leurs descendants et leurs imitateurs ont, dans l’ensemble, gagné beaucoup d’argent, et même un peu plus. Ce qui a nécessairement attiré de nouveaux entrants, jusqu’à ce que le territoire soit constellé de supermarchés et autres supérettes, au point que la ménagère lambda est désormais confrontée à l’embarras du choix. Quand la concurrence s’intensifie à ce point, les affaires deviennent évidemment plus difficiles. Et deux autres paramètres viennent encore brouiller le tableau : les attentes du client ne cessent d’évoluer, et pas toujours dans le sens que les publicitaires ont voulu lui imposer. Enfin, le pouvoir d’achat du consommateur ne progresse pas avec la rigueur métronomique du cycle des saisons, ce qui vient encore compliquer l’équation.

Le monde de la distribution n’a pas la réputation d’abriter des intellos rompus aux spéculations alambiquées des ethnologues et des sociologues. Ce sont des marchands, qui usent jusqu’à la corde des méthodes éprouvées, érigées en théorie par ceux qui les mettent en œuvre et qui sont crédités d’une réputation de sorcier. Et quand les profits diminuent, on passe à la phase de la « gestion rigoureuse », en laminant les fournisseurs et les employés. Voilà comment a été profilé, depuis des lustres, l’encadrement du secteur : sur le modèle d’une secte, qui a fait, du reste, pas mal d’émules dans la formation dispensée au sein des écoles de Commerce. Voilà également pourquoi il est aussi facile d’identifier un cadre de la distribution, à son comportement aussi rigoureusement formaté que la musique militaire. Encore que le doute finisse par s’insinuer dans l’esprit d’effectifs naguère disciplinés et insensibles à la critique. Sous le double effet de la baisse des profits, qui écorne douloureusement leurs primes autrefois généreuses, et des exigences renforcées du staff, qui achèvent d’effacer tout vestige d’humanité. La distribution d’aujourd’hui, c’est un peu la mine de charbon d’hier, moins la silicose. Mais plus la scoliose…

« Le Viking » débarqué

Une enseigne se distingue dans le psychodrame que vit le métier. Celle que les banlieues nomment Carrouf’, devenu nom commun pour désigner de façon générique tout hypermarché. Une consécration pour la notoriété de la marque. Mais à double tranchant, car l’appellation évoque à la fois la fascination qu’exercent ces temples de l’abondance, la frustration de ne pouvoir y acquérir tout ce qui suscite l’envie, et la mauvaise conscience sous-jacente d’être à ce point conditionné aux pulsions consuméristes. Un brouet de sentiments contradictoires qui caractérise assez bien le confusionnisme ambiant dans la société contemporaine. Mais revenons à Carrefour. La société va changer de président, pour développer une nouvelle stratégie après le court règne de Lars Olofsson, baptisé « Le Viking » en interne sans que ce surnom soit le témoignage d’une quelconque marque d’affection… En dépit d’un CV et d’un caractère en acier trempé, le Suédois n’a pas répondu aux attentes des actionnaires, notamment celles de Blue Capital (Colony Capital et Groupe Arnault), entré en force en 2008 à un cours supérieur à 40 euros, quand l’action se traine aujourd’hui autour de 18 euros. Il n’est pas impossible, toutefois, que l’ambition de Blue Capital ait résidé moins dans l’avenir de la société que dans son patrimoine immobilier. Lequel devrait être cédé, dans l’optique probable, bien que non avouée, de distribuer un superdividende qui eût alors écrasé le coût d’acquisition supporté par l’investisseur. L’opération a été écartée à l’époque, mais elle retrouve un semblant d’actualité avec l’intérêt déclaré de Rodamco (immobilier commercial) pour les immeubles en cause. A suivre : il est désormais probable que des cessions immobilières seront nécessaires pour financer un redéploiement de l’enseigne sous la houlette du futur PDG Georges Plassat. Une perspective manifestement jugée positive par les traders de la Société générale, qui ont accumulé plus de 45 millions d’actions au titre des activités pour compte propre de la banque.

A noter que Plassat a connu un scénario de même nature au sein de Vivarte (anciennement Groupe André), qu’il dirige depuis douze ans, avec la cession d’une centaine de murs de magasins à Klépierre, en 2007, lors de l’intégration de Défi Mode. Ledit Plassat a la réputation d’un dur à cuire, n’hésitant pas à aller au conflit avec les actionnaires. Pas vraiment un béni-oui-oui. Mais ses résultats plaident en sa faveur, tant ceux obtenus chez Casino que chez Vivarte. Que va-t-il sortir de son chapeau pour redonner du tonus à Carrefour, épuisé par un positionnement indéchiffrable et la démotivation manifeste de son personnel ? Peut-on inventer un nouveau format dans la distribution, qui échappe aux concepts éculés et réjouisse le consommateur ? On avoue notre impatience de découvrir son plan de bataille, qui devrait être dévoilé lors de la prochaine AG du 18 juin – tout un symbole. Car la grande distribution a maintenant dépassé l’âge de la maturité et semble entrée dans les affres de la sénescence. De quoi laisser craindre un sort voisin de celui de l’industrie lourde. Et la floraison de friches commerciales.

Visuel : Photos Libres

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