Chypre sauvée des eaux

Chypre sauvée des eaux

Sauvetage à l’arraché : l’UE vient de maintenir Chypre en son sein, après un douloureux conseil de famille. Qui a transformé le paradis bancaire en enfer pour ses gros déposants. Et en purgatoire probable pour la grande majorité des autochtones, désormais sevrés des (gros) bénéfices de blanchisserie.

Dans la grande famille de l’Union européenne, les fratries les moins nombreuses ne sont pas nécessairement les plus consensuelles. On se souvient de l’intégration au chausse-pied de Chypre, en 2004, alors que bien des voix s’élevaient contre l’admission d’un pays instable et divisé – la partie Nord étant occupée par l’armée turque depuis 1974. Mais la Grèce menaça alors de bloquer les nouvelles adhésions en cours, si Chypre était exclue au motif de la partition du pays. Evidemment, avec le recul, les membres historiques de l’Union doivent penser qu’ils auraient mieux fait de se casser une jambe le jour où ils ont accueilli Athènes, et les deux bras lorsqu’ils ont intégré Nicosie. Mais bon, ces deux pays représentant des fractions minuscules de l’ensemble en termes de PIB, aucune inquiétude ne pouvait alors altérer les certitudes des Anciens : les petits derniers auraient tôt fait d’abandonner leurs pratiques folkloriques pour adopter les usages modernes et vertueux du prêt-à-porter communautaire. Apparemment, tel n’a pas été le cas.

Ce n’est que tardivement que l’UE a pris conscience des dangers de la sportivité gestionnaire grecque, pourtant notoire au sein de l’institution ; ce n’est que tardivement que les premiers plans d’aide ont été avancés, trop homéopathiques pour être opérants, avant de passer à des plans « de sauvetage » qui se sont enchéris à due proportion des atermoiements incessants. Il en résulte que la Grèce a seulement obtenu un kit de survie, pour une durée probablement limitée : d’aucuns parlent déjà d’une rechute dès l’été prochain. Il semble bien que le cas de Chypre ait été abordé avec la même désinvolture hautaine. La première demande d’aide de Nicosie à l’UE date de juin dernier, quelques semaines avant que la présidence du Conseil européen ne revienne à Chypre. Il était d’ores et déjà établi que le système bancaire chypriote, hypertrophié par rapport au PIB du pays, était gravement atteint par la dépréciation des obligations d’Etat grecques, à la suite de l’accord de sauvetage d’Athènes. Une illustration basique du risque systémique : lorsqu’un débiteur répudie une partie de ses engagements, il y a nécessairement des créanciers qui trinquent, mettant alors en difficulté leurs propres créanciers – and so on...

L’ilot renfloué

Il serait toutefois injuste d’accuser le gouvernement chypriote et les autorités déclarées compétentes – la fameuse Troïka – d’avoir ignoré les dommages collatéraux du sauvetage grec. Mais il faut bien reconnaître que, fidèle à ses mauvaises habitudes, l’UE a fait preuve d’une inertie pachydermique pour combattre l’incendie qui couvait à Nicosie. Certes, le besoin de capitaux n’était pas considérable à l’échelle européenne : 17 milliards d’euros, ce n’est pas démesuré pour un sinistre souverain. Mais ce montant est tout simplement astronomique à l’échelle du pays, car il représente quasiment 100% du PIB – et probablement davantage dans un avenir proche, l’économie du pays étant menacée d’anémie. Pour se faire une idée de l’ampleur des dégâts, il suffit d’imaginer que la France réclame soudainement 2 000 milliards d’euros pour éviter la banqueroute. Il en résulte que le problème chypriote était objectivement insoluble en termes de gestion orthodoxe : en supposant que le pays ait pu trouver des prêteurs compatissants, il était illusoire que ces derniers pussent un jour être remboursés. Les seules options disponibles restaient alors le soutien par charité, ou la faillite.

Les deux possibilités étant également insupportables aux partenaires de l’Union, cette dernière a plaidé pour une solution hybride : d’accord pour une ligne de crédits (10 milliards d’euros), à condition que « les banques » se procurent elles-mêmes les 7 milliards manquants. Comment ? Auprès de ses actionnaires (principalement grecs, russes et britanniques) et de ses créanciers (les mêmes, ou presque). Mais tout a été initialement ramené aux… déposants, avant que la Troïka ne se rende compte de sa boulette : vouloir ponctionner les comptes inférieurs à 100 000 euros, c’était expressément répudier la garantie gouvernementale dont ces comptes bénéficient dans l’Europe entière. Et, deuxième impair : c’était rappeler aux déposants qu’ils ne sont pas propriétaires de l’argent inscrit sur leurs comptes, mais créanciers de la banque à due concurrence de leurs dépôts. Ce qui n’est pas tout-à-fait la même chose, évidemment. Quant aux comptes supérieurs au niveau de la garantie et susceptibles d’une ponction significative, ils appartiennent largement à des particuliers et sociétés russes, privées et publiques, Chypre étant identifiée comme l’une des principales lessiveuses de Moscou. D’où d’inévitables complications diplomatiques.

Après un week-end marathon, les parties ont fini par s’accorder. Sur le pilier d’une vigoureuse restructuration du secteur bancaire, avec compression des deux principales banques et constitution d’une bad bank comme poubelle des actifs toxiques et… des gros dépôts (non garantis). Puis recapitalisation grâce à un « prélèvement » sur les comptes au solde supérieur à 100 000 euros – dans des proportions non encore établies (jusqu’à 40%, dit-on, en échange d’actions). Actionnaires et créanciers bancaires sont donc principalement mis à contribution. Le MES serait alors autorisé à accorder une ligne de 10 milliards d’euros à Nicosie et la BCE maintiendrait ouvert son robinet, sous réserve de quelques privatisations à réaliser, d’augmentations d’impôts, de mesures strictes contre le blanchiment et de blocage des capitaux. Le tout après ratification du plan par certains parlements européens – notamment allemand. Mais le vote des élus chypriotes n’est plus nécessaire car ils avaient aimablement signé un chèque en blanc pour les restructurations. L’orage est-il passé ? Dans l’attente des détails du plan, il est raisonnable de réserver son jugement…

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