De Davos à Saint-Gall

De Davos à Saint-Gall

Le Forum de cette année a pris des allures de conclave. Dans lequel les
participants ont réfléchi aux fondements de leur foi commune : le capitalisme. Pas de schisme en vue, au contraire. Pourtant, à quelques lieues de Davos, se produisait au même moment un dommage collatéral de la doctrine ambiante : le sabordage de la banque Wegelin.

Les observateurs ont noté que le ton des échanges, à Davos, a été cette année plus mesuré. En 2011, les banquiers s’étaient fait flinguer, et pas seulement par les représentants syndicaux. Les politiques avaient eux aussi défouraillé, calmant ainsi leur aigreur de n’avoir
su opposer une digue crédible au développement de la crise. L’observation n’est pas très charitable mais elle n’est pas gratuite : si personne ne conteste la responsabilité de la sphère financière dans la crise, les autorités publiques n’ont guère ébloui le monde par
leurs plans défensifs. Le climat apaisé de Davos signifie-t-il que désormais, chacun a pris la juste mesure du problème et découvert la martingale salvatrice ? C’est ce qu’ont tenté de démonter les éminences européennes qui se sont succédé à la tribune, en première partie du show de Mario Draghi, le président de la BCE, dont l’intervention a été très appréciée. Il aurait, semble-t-il, convaincu les participants que les avancées des derniers mois étaient à ce point spectaculaires que la Zone euro serait devenue « un autre monde ». Cet autre monde sera-t-il meilleur que le précédent, on se saurait l’affirmer aujourd’hui. Mais il est supposé apaiser les bailleurs de fonds, pour peu que le « sommet informel » du 30 janvier confirme les intentions communes pour une discipline budgétaire toute spartiate [1] . Et pour peu qu’entretemps, le gouvernement grec se soit accordé avec ses créanciers sur une restructuration suffisamment sévère pour oxygéner Athènes, mais pas cruelle au point de désespérer les banquiers. Un exercice d’autant plus délicat que le FMI et la BCE, qui chaperonnent les hostilités, tirent chacun de leur côté. Epique.

Mais revenons à Davos. Ce n’est pas que les préventions à l’égard de la finance aient été levées, mais les banquiers ont mis leur arrogance en sourdine et le vent de colère est passé. Ils n’en sont pas devenus pour autant aimables, mais les convenances ont repris le dessus :
on a mis sous l’éteignoir la querelle des responsabilités. En réalité, le cru 2012 du Forum s’est aventuré sur un terrain à la fois plus périlleux et moins risqué. Plus périlleux car il s’est interrogé sur la pertinence du capitalisme et son aptitude à surmonter la crise présente. C’est plutôt gonflé, quand le parterre est en majorité composé de patrons de grandes firmes, qui ont payé une petite fortune pour assister aux débats. Moins risqué aussi, car sur le terrain de la dialectique économique, les managers ne craignent personne : les critiques du système renforcent plutôt leur foi, tant que les profits sont là. Si bien qu’il en est résulté les vaines envolées qui caractérisent les joutes politiques entre les supposés « progressistes » et les « conservateurs » patentés : une litanie de péroraisons plus qu’un véritable débat, au terme desquelles chaque partie prétend avoir rivé son clou à l’autre. Et la vie reprend son cours…

Wegelin se saborde

Chaque clan dispose d’arguments défendables : le capitalisme a produit plus de richesses que le monde n’en avait généré auparavant, disent ses zélateurs. Ce qui est parfaitement exact. Selon eux, la crise actuelle ne serait qu’un accident comme le cycle des affaires en produit régulièrement : que l’on fasse le nécessaire pour apurer les dettes et la machine repartira de l’avant. Là, le doute est permis. Car certains intervenants ont mis le doigt sur une méchante aporie du discours : dans la bagarre inlassable de la concurrence, les producteurs sont obsédés par la réduction des coûts. En ce compris les coûts salariaux, que les délocalisations parviennent à écraser. Il en résulte un appauvrissement des populations autrefois aisées, qui encourage le recours massif au crédit pour maintenir le train de vie. Jusqu’au point de ne plus pouvoir rembourser les prêteurs, lesquels concentrent l’essentiel du capital financier que viennent encore accroitre les intérêts. Un déséquilibre endémique aux conséquences potentiellement mortifères pour le système lui-même.

Au fur et à mesure que les conditions se durcissent, le combat se déplace entre grandes firmes, puis entre firmes et Etats – et vice versa. Comme pour illustrer le phénomène, un événement de grande portée s’est produit en Suisse pendant le Forum. A Saint-Gall, c’est-à-dire non loin de Davos. La Banque Wegelin, doyenne de la profession (elle a été créée en 1741), a dû se résoudre à céder l’essentiel de ses activités à sa consœur Raiffeisen. Afin de protéger clients et collaborateurs contre le risque encouru face à l’action intentée par l’administration américaine – la suite d’un interminable feuilleton. Wegelin ne conserve que la partie américaine de son portefeuille et s’apprête à mener un combat judiciaire qui pourrait s’achever par la liquidation définitive d’un établissement respecté et emblématique de la finance suisse. Une banque « à l’ancienne », dont les associés sont indéfiniment responsables sur leurs biens personnels : un véritable Ovni dans la profession… On doit avouer ici notre sympathie pour Konrad Hummler, le directeur de la maison : un authentique banquier, un homme de tripe dont les analyses, rigoureusement argumentées, honorent les
convictions libérales. Bien que dépourvu de fortune, le signataire va regretter le sevrage du bulletin mensuel du Dr Hummler, qui était un trésor (intellectuel). Mais l’industrie financière suisse a beaucoup plus à perdre avec la disparition probable de cette banque, quelle que
soit la teneur des griefs avancés contre elle par le fisc américain.

[1Ce papier a été rédigé avant la tenue du sommet

deconnecte