Etiologie du cas Kerviel

Etiologie du cas Kerviel : pathologie de la spéculation (3/3)

Par nature, la spéculation est une activité risquée. Mais les salles de marchés bénéficient d’atouts incontestables dans la maîtrise du risque : des règles prudentielles bien étalonnées et un système de contrôle ultra perfectionné. Pourtant, de gros sinistres surviennent. Où est l’erreur ?

Il n’a pas fallu attendre longtemps après l’invention de la monnaie pour que l’ingéniosité humaine démente l’aphorisme d’Aristote, selon lequel « pecunia pecuniam non parit » (l’argent ne fait pas de petits). Au contraire, la progéniture du capital financier n’a cessé de croître, à un rythme régulièrement supérieur à celui de l’activité économique. Mais conformément à la vieille règle des rendements décroissants, tant le prêt d’argent que l’investissement offrent désormais des profits modestes sous l’effet de la concurrence : les taux d’intérêt ne sont attrayants qu’auprès des emprunteurs fragiles (y compris les Etats souverains). C’est-à-dire au prix d’un accroissement substantiel du risque. Et de la même façon que l’investisseur exige des entreprises la mobilisation d’un capital minimum pour un maximum de profits, de même l’industrie financière est-elle inéluctablement tentée de briguer des retours rapides et élevés sur ses opérations. Ce qui suppose un recours massif aux effets de levier spectaculaires de la spéculation.

La dérégulation financière a constitué un formidable dopant à l’ingénierie, et ainsi enrichi l’offre de produits de plus en plus sophistiqués et de plus en plus volatils – donc de plus en plus risqués -, pendant que les avancées technologiques offraient aux marchés des outils d’intervention de plus en plus performants. Il était donc naturel que les grandes banques, en pole position dans le négoce de l’argent, mettent en place leurs propres salles de marchés [1] pour exploiter le filon. Avec quels résultats ? La réponse n’est pas aisée, eu égard aux latitudes qui entourent l’enregistrement des opérations : selon qu’elles sont considérées comme des opérations de portefeuille ou des opérations de trading, elles peuvent être comptabilisées à la valeur du modèle (propre à la banque) ou à la valeur de marché. Quoi qu’il en soit, les profits déclarés du trading sont suffisamment importants pour que ce secteur bénéficie de toute la sollicitude d’une banque. Mais aussi de son attention sur le contrôle des risques encourus.

Règles formelles, contrôle virtuel

En théorie, la logistique prudentielle est irréprochable. Les négociateurs opèrent sur le front office, donc en première ligne d’exposition au risque. Les opérations sont contrôlées au sein du middle office (physiquement isolé des desks des traders), qui vérifie leur conformité (à la réglementation et aux « bonnes pratiques » de la banque) et leur réalité (par confirmation à la contrepartie), s’assure du non-dépassement des multiples limites (par contrepartie, par trader, par marché) et établit les états de rapprochement (mouvements d’espèces et de titres). Enfin, le back office se charge des procédures administratives et comptables et des reports réglementaires (notamment à la Banque de France). A ce stade, toute anomalie ou irrégularité est nécessairement détectée et signalée.

Dans ce contexte, comment est-il possible que des opérations irrégulières puissent échapper au contrôle, comme celle qui a valu à Jérôme Kerviel sa célébrité ? 50 milliards d’euros d’encours sont logiquement impossibles à dissimuler, même dans les comptes d’une très grande banque. Cela dit, une affaire de même nature refait en ce moment surface au sein de la prestigieuse Goldman Sachs, dans laquelle un trader serait parvenu à porter une position de plus de 8 milliards de dollars à l’insu de la banque, soit plus de dix fois ses limites d’engagement. Pour ces exceptions, les réponses rationnelles sont de deux ordres. En premier lieu, il est permis d’invoquer l’insuffisance du dispositif pour les opérations conclues sur les marchés de gré à gré. Ce n’est qu’une hypothèse, mais il est plausible que le périmètre de sécurité soit plus aisément franchissable pour les deals conclus sur des marchés non réglementés, où le formalisme est moins intégré. En second lieu, les justifications avancées par Kerviel lui-même sont assez crédibles. A savoir que le contrôle ordinaire a bel et bien détecté l’anomalie, mais que la hiérarchie fait le nécessaire pour la cacher sous le tapis en « couvrant » les opérateurs imprudents. Au motif que l’encadrement concerné est directement (et généreusement) intéressé aux profits qui résultent des fréquents dépassements auxquels s’exposent les traders. Des tricheries que ces derniers dissimulent au moyen de ruses plutôt grossières. Notamment en mettant « en attente » de documentation une opération surnuméraire – ce qui correspond aux « suspens » de l’antiquité boursière, époque où le back office des agents de change enregistrait les opérations au marteau et burin sur une plaque de marbre (c’est une image, bien sûr, mais l’esprit est pertinent).

Ainsi, les contrôleurs fermeraient les yeux sur les opérations litigieuses… tant qu’elles sont profitables. Dans le cas contraire, ils sonnent l’alarme et le trader fautif est sanctionné (voire viré). Dans l’affaire Kerviel, les arguments de la banque, selon lesquels le trader aurait masqué ses méfaits grâce à des bidouillages informatiques de haut niveau, ne sont guère recevables. L’intéressé n’a pas du tout l’étoffe d’un brillant hacker, ni d’un génie de la carambouille, ni d’un génie tout court – soit dit sans vouloir l’offenser. Il est donc assez vraisemblable que la rumeur persistante soit vérifiée : à savoir que l’impératif d’une salle de marchés se résume à « débrouillez-vous pour dégager de gros résultats, je ne veux pas savoir comment vous faites ». Sur cette base, les accidents pour conduite imprudente sont inévitables, qu’ils soient imputés à des insuffisances techniques ou humaines. Quant à en attribuer la seule responsabilité aux traders, c’est sans doute faire un pari très hasardeux. Assorti d’une bonne foi suspecte…

[1Cf. les deux précédentes chroniques consacrées au même thème

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