Etiologie du cas Kerviel

Etiologie du cas Kerviel : dans la tanière du trader (1/3)

Quand une catastrophe survient dans un secteur que la technologie prétend bien maîtriser, chacun se demande comment le cygne noir a pu apparaître. Dans le cas de la perte historique attachée au trader Jérôme Kerviel, la réponse n’est pas encore (juridiquement) établie. Mais nous allons ici tenter de la traquer (en trois parties).

En janvier 2008, dans un ciel financier plutôt chargé des premiers nuages de subprime, éclatait en France un orage qui allait devenir « l’affaire Kerviel » : le plus gros bug de trading qu’une banque ait jamais essuyé. Par son ampleur (près de 5 milliards d’euros), la perte enregistrée par la Société Générale explosait le record antérieur de Nick Leeson, le trader « voyou » qui précipita la chute de Barings – alors vénérable doyenne des banques britanniques -, avec un trou de 850 millions de livres. Si la perte a désormais été digérée par la Générale, non sans quelques aigreurs d’estomac, on s’en doute, le dossier n’est toujours pas clos : condamné à une peine de prison et au remboursement des sommes en cause, représentant plus de cinquante millénaires de son salaire bonifié, le verdict a été confirmé en appel, mais le trader s’est pourvu en Cassation.

Ainsi, le feuilleton se poursuit, même si l’accusé a peu de chances de voir la situation se retourner à son avantage. Car sur le plan formel, les faits qui lui sont imputés ne sont pas contestés par Kerviel : oui, il a bien dépassé les plafonds d’engagement qui lui étaient accordés ; oui, il a bien enregistré des opérations fictives, des fausses écritures, pour camoufler ses dérapages ; oui, il a bien aligné les mensonges pour conforter sa posture. Oui, il a bien maquillé son « book » fin 2007, pour reporter d’une année sur l’autre l’essentiel des gains, bien réels, qu’il avait réalisés : 1,5 milliard d’euros, un résultat logiquement inaccessible à un trader confiné à des opérations « popote » au sein d’une salle de marchés. Un résultat extravagant qui aurait normalement dû déclencher l’alerte à tous les étages de la maison, s’il n’avait précisément été… dissimulé. Bien que, selon Kerviel, ses supérieurs hiérarchiques en fussent parfaitement informés, tout autant que des dépassements (courants, selon lui, dans la profession), tout autant que des techniques d’écritures fictives, tout autant que la mise « sous le tapis », ou « au frigo », selon les expressions consacrées, de résultats que l’opérateur veut mettre en réserve pour l’année suivante, afin de débuter l’exercice avec une avance sur les objectifs de profit qui lui sont assignés. Toute la défense de Jérôme Kerviel repose, d’une façon peut-être un peu naïve, sur l’affirmation que sa hiérarchie aurait été parfaitement au courant de ses dérapages coupables, sans jamais les sanctionner. Elle les aurait même couverts et encouragés, dès lors que de substantiels résultats étaient au rendez-vous. D’évidence, la question ne manque pas d’intérêt, tant sur le plan moral que juridique, et nous l’aborderons dans une prochaine chronique. Mais il importe en premier lieu de prendre la température d’une salle de marchés, pour tenter de comprendre comment un tel cataclysme peut se produire.

Le terrain de jeu

Apparues en Europe au début des années 1980, une décennie environ après leur naissance aux USA (suite à la création du NASDAQ), les salles de marchés ont accompagné le « Big bang » de la City londonienne et la déréglementation française des activités financières, qui a donné naissance au marché des titres de créances négociables, aux contrats à terme de taux d’intérêt (MATIF), aux options négociables (MONEP) et aux obligations assimilables du Trésor (OAT), ainsi qu’au statut de spécialiste en valeurs du Trésor. Autant de spécialités qui sont aujourd’hui devenues banales, mais qui ont alors initié une véritable révolution de la finance. Regrouper ces différents métiers au même endroit, sur un plateau ordinairement non cloisonné, permet de concentrer l’équipement lourd qui est nécessaire, centraliser l’information nécessaire aux différents opérateurs, favoriser la confrontation de leurs stratégies et mieux coordonner l’action commerciale des desks – les « tables » des différentes spécialités.

Les traders sont ainsi les mercenaires de la banque dans le combat quotidien consistant à extraire des profits des différents marchés (réglementés ou non). A la base de la pyramide, les market makers sont chargés de l’épicerie : ils assurent la contrepartie de l’échange de blocs pour leurs clients institutionnels, grappillant au passage une marge modeste, ou arbitrent le même produit entre deux marchés où apparaît un écart de prix exploitable. La prise de risque des market makers est marginale ; leurs profits sont en conséquence. Au-dessus se placent les traders de produits « vanille » (traduction de l’expression anglaise plain vanilla, qui signifie « basique »), constitués de dérivés simples (options, swaps), par opposition aux dérivés « exotiques » résultant de produits structurés – ces usines à gaz dont personne ne comprend vraiment le mécanisme et qui explosent quelquefois en vol (comme les subprime). Mais qui sont très rentables pour qui les conçoit et les commercialise. Ces traders sont normalement peu exposés au risque, sauf s’ils engagent, pour le fun et pour le résultat, une « opération directionnelle », c’est-à-dire un spiel en caleçons courts en language commun. La spéculation pure est du reste le job ordinaire de la crème des traders, ceux qui interviennent pour compte propre de la banque (les « prop traders ») et qui interviennent sur tous les marchés. Avec le concours des analystes, et des matheux qui construisent des modèles alambiqués, avec leur connaissance du marché, leur instinct et leur estomac bien accroché. Ce sont eux qui ramènent les gros résultats. Et qui prennent des risques. Ce pourquoi il convient de s’assurer de leur contrôle rigoureux.

(A suivre)

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