Etiologie du cas Kerviel

Etiologie du cas Kerviel : les banques et la spéculation (2/3)

Le contribuable est autorisé à déplorer d’avoir été convoqué au chevet des banques sinistrées. Mais la faillite bancaire est un cataclysme de dimension systémique. En revanche, on peut s’étonner que les risques de la spéculation leur soient encore autorisés. Avec la perspective de nouveaux accidents à la clef.

Mais qu’est-ce donc qu’une banque ? La question aurait paru incongrue il y a encore quelques années, avant que le secteur ne soit pris dans la tourmente que l’on connaît. Aujourd’hui, les interrogations existentielles reprennent le dessus, notamment au travers des révélations dérangeantes que suscite le psychodrame chypriote. Par transposition de la « loi bancaire » de janvier 1984, le Code monétaire et financier définit les établissements de crédit comme des « personnes morales qui effectuent à titre de profession habituelle des opérations de banque ». Jusqu’ici, nous ne sommes guère avancés. Mais le même Code précise la nature desdites opérations : réception de fonds du public, délivrance de crédits, mise à disposition et gestion de moyens de paiement. Le texte antérieur (loi du 13 juin 1941) méritait-il d’être amendé ? Pas sûr, car il avait le mérite d’être plus précis, en posant que les entreprises bancaires reçoivent, du public, sous forme de dépôts, « des fonds qu’elles emploient pour leur propre compte en opérations d’escompte, en opérations de crédit ou en opérations financières ». Etait donc clairement posé le fonctionnement d’un établissement de crédit : il s’approprie les fonds des déposants pour mener son business ordinaire de financement, et d’investissement à compte propre. Voilà qui lève l’ambiguïté largement entretenue au sein du public : les banques ne créent pas de monnaie. Outre leurs fonds propres, elles se servent de l’argent que leur prêtent (tacitement) leurs clients et celui qu’elles empruntent (formellement) sur le marché interbancaire ou auprès de l’Institut d’émission (par réescompte ou mise en pension de titres).

Voilà pourquoi les dépôts des clients sont vulnérables en cas de crise bancaire : l’argent inscrit en compte n’appartient pas au déposant, mais à la banque. Le client, lui, détient sur l’établissement une créance du même montant. Cette réalité juridique valide la procédure utilisée dans l’épisode chypriote : en cas de graves difficultés de l’entreprise, il est (logiquement) fait appel aux actionnaires et aux créanciers pour boucher les trous. Tous les créanciers, y compris, donc, les déposants qui sont comme Mr Jourdain face à la prose : des créanciers sans (nécessairement) le savoir. Compte tenu des risques importants qu’encourent les clients, les gouvernements ont offert à ces derniers une assurance minimale (100 000 euros) contre le sinistre bancaire. Garantie qui deviendrait toutefois virtuelle en cas de banqueroute généralisée. Mais compte tenu de ces mêmes risques, il est naturel que les déposants s’interrogent sur la façon dont les banques utilisent les prêts qu’ils leur consentent, à l’insu de leur plein gré - selon la formule consacrée.

Spiel à tous les étages

Il n’est pas douteux que les banques soient le premier pilier du financement de l’économie. Et qu’une large part de leurs moyens opérationnels soit donc affectée à l’activité des prêts et des services. Mais le business de l’ingénierie financière (la conception de produits sophistiqués et la titrisation), ainsi que le négoce, dégagent des marges bien supérieures à celles de la distribution de crédit aux entreprises ou aux particuliers. C’est pourquoi les salles de marchés sont devenues le joyau des grands établissements, des machines à cash qui méritent une grande sollicitude et une énorme bienveillance.

D’une façon générale, le potentiel du trading – c’est-à-dire, pour l’essentiel, de la spéculation -, ce potentiel est considérable. A cause de l’effet de levier qu’autorisent les marchés, ajouté à celui qu’offrent certains produits négociables. Mais le levier joue dans les deux sens, bien entendu. Comment se fait-il, alors, que les traders bancaires soient régulièrement gagnants (sauf en cas de gros bug, évidemment) ? Le spéculateur réussit d’abord grâce à son traitement efficace et rapide de l’information (notoire ou… d’initié) : les salles de marchés bénéficient d’un équipement optimal en la matière. Il réussit ensuite grâce à la pertinence de ses stratégies d’anticipation. Lesquelles reposent à la fois sur les travaux des analystes (les banques s’offrent le gratin patenté de la corporation), qu’il s’agisse d’économistes ou de matheux champions de la modélisation (la boule de cristal statistique), ou qu’il s’agisse de... l’intuition. Cette dernière se façonne à la pratique quotidienne des marchés et se mesure à la baraka de celui qui l’exploite. Une forme d’alchimie. Mais mis bout à bout, les atouts des salles de marchés autorisent une espérance mathématique de gain supérieure au simple hasard. Pour peu que chaque opérateur respecte les règles prudentielles, notamment en termes d’engagement (afin de limiter l’ampleur des opérations perdantes, qui sont inévitables) : nous sommes là dans l’œil du cyclone.

Il est largement permis de tenir pour vraisemblable la description que Jérôme Kerviel fait de l’ambiance d’une salle de marchés, dans le livre qu’il a consacré à son aventure [1]. Un team de baroudeurs constituant une équipe faussement soudée (la compétition entre eux est la règle), mais unis dans la même conviction qu’ils sont capables de battre le marché. De vaincre le hasard. L’adrénaline du spiel et celle de la « compète » (quelles que soient les motivations profondes à invoquer) suscitent ainsi la tentation ordinaire du joueur pathologique : accroître la mise au-delà du raisonnable. Une prochaine chronique abordera la question essentielle du contrôle prudentiel. Mais l’exemple de Kerviel, parmi d’autres, prouve déjà que ce contrôle est inopérant (par incurie ou de volonté délibérée). Et les énormes profits bancaires résultant du trading démontrent mathématiquement que les règles prudentielles sont régulièrement ignorées. Donc, que de nouveaux accidents sont inévitables. Se pose ainsi une question essentielle : est-il cohérent que les banques, choyées par les pouvoirs publics pour leur rôle capital dans le fonctionnement de l’économie, puissent impunément risquer leur solvabilité à la roulette ?

(A suivre)

[1Jérôme Kerviel, L’engrenage : mémoires d’un trader. Réédité en version poche par les Editions J’ai Lu, avril 2012.

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