In vino aeternitas

In vino aeternitas

L’immobilier et les métaux précieux ne sont pas les seuls refuges de l’investisseur qui veut se délester de la monnaie. Les grands crus, notamment français, sont sauvagement capitalisés par les Chinois. Et même « gérés » par des fonds spécialisés. Faut-il profiter de la baisse des cours pour muscler sa cave de flacons prestigieux ?

Constituer un patrimoine n’est jamais chose aisée. Sauf pour les héritiers, et encore : l’histoire ne dit pas ce qu’ils ont dû supporter pour mériter leur bonne fortune. Faire prospérer le patrimoine, ou simplement le préserver, voilà un exercice pépère lorsque la météo est calme, mais redoutablement stressant sur une mer agitée. Car il faut du temps pour réparer les grosses avaries patrimoniales, et le reste d’une vie suffit rarement à le reconstituer lorsque l’on s’est ruiné. Ce n’est donc pas sans bonnes raisons que tout Français traverse en ce moment une période d’inquiétude larvée. Non que le risque politique soit perturbant, malgré la promesse réitérée de taxer davantage les « riches » : en dépit de sa couleur affichée, il ne semble pas que ce nouveau quinquennat soit placé sous le signe du kolkhoze ni sous celui de la révolution culturelle. Mais la tendance longue est à mollesse de l’activité, voire à la récession, donc à la moindre production de richesses. En outre, la dette a gangrené les budgets publics, infecté les bilans bancaires et donc jeté le doute sur la qualité des créances qui sont le pilier de la fortune privée. Par corollaire, les grandes monnaies sont suspectes de friser le collapsus, comme sanction de l’hygiène déplorable que leur ont infligée les banques centrales (et ça continue…).

Voilà un environnement attentatoire à l’intégrité du patrimoine, même si ces dernières années ont accentué le phénomène d’accroissement spectaculaire des grandes fortunes. Et surtout leur concentration, ce qui est historiquement inquiétant, car d’ordinaire annonciateur de gros embarras (pour tout le monde, pas seulement pour les milliardaires). Dans les périodes de liquidation de la dette, même si le rythme de cette dernière est aujourd’hui freiné par les autorités publiques, tout perd de la valeur, sauf le cash. Mais si se rajoute le doute sur la fiabilité du système financier, donc sur la pérennité des monnaies, il ne reste plus grand-chose pour sauver les meubles, à part la prière…

Les valeurs sûres

Et le métal jaune, bien entendu, dont le cours reflète assez fidèlement le sentiment général à l’égard des monnaies fiduciaires. Ce pourquoi les banquiers centraux sont très attentifs à l’évolution des cours de l’or et n’hésitent pas à contrarier leur hausse par tous les moyens dont ils disposent, y compris des manipulations non avouables. Mais s’il s’agit de redouter un krach des monnaies, pour cause d’usage abusif de la planche à billets (hypothèse qui ne cesse de gagner en crédibilité), tous les actifs réels constituent alors une protection satisfaisante. C’est ce qui explique probablement le maintien de prix très élevés pour les immeubles situés dans des lieux réputés enviables : un appartement parisien convenable reste atrocement coûteux ; un palazzo toscan aussi, malgré les vacheries fiscales du père Monti.

Mais pour fuir la monnaie, l’investisseur dispose d’autres formes d’investissement en actifs réels. Comme les vins grands crus, tout particulièrement français. Les Chinois sont devenus de fervents adeptes de la capitalisation « pinardière », alors qu’il y a, chez eux, quantité d’opportunités d’investissements moins ésotériques. Mais les grands bordeaux jouissent d’un prestige inégalé et sont un signe extérieur de richesse apprécié chez les nouveaux riches, qui ont en commun d’être d’incorrigibles m’as-tu-vu. En tout cas, le marché asiatique est largement responsable des excellentes performances réalisées par les grands crus français : sur les quinze dernières années, les signatures prestigieuses ont gagné un peu plus de 450%. Malgré la baisse d’environ 15% de l’indice sur les douze mois écoulés, une tendance que n’a pas améliorée la vente récente des primeurs 2011 : le Lafite-Rothschild, chouchou des Chinois (et du chroniqueur), s’est négocié au mois d’avril dernier à un prix inférieur de … 45% à celui des 2010, mettant un terme à huit années consécutives de hausse vigoureuse. Et, paraît-il, de réussites remarquables.

Si l’on en croit le commentaire de Christian Roger, gérant d’un fonds spécialisé dans les grands crus, cité par le quotidien suisse Le Temps, le millésime 2011 est d’une qualité très inégale. Mais la Mission Haut-Brion serait « une très grande réussite » - avis aux amateurs patients et pas obligatoirement très fortunés (245 euros HT la bouteille chez Millesima, contre 490 euros HT pour le Lafite, des tarifs prolétaires comparés aux grands bourgognes). Sachant que ces vins seront normalement livrés au début de l’année 2014, pour être bus bien plus tard, les accidents financiers à survenir d’ici là pourraient bien rendre ridicule le prix payé pour ces flacons. Et ainsi accroître le plaisir esthétique lorsque certains d’entre eux arriveront à table. Dans bien des années, évidemment. Selon le gérant-caviste cité plus haut, « Boire une Romanée-Conti 2005, c’est un infanticide ». En plus d’être un crime coûteux : sur le marché, une seule bouteille vaut le prix d’une voiture bourgeoise. Faut-il profiter de la baisse des cours pour transférer des fonds du coffre-fort à la cave ? Certes, les grands crus sont encore douloureusement chers. Mais leur production est objectivement modeste en regard du nombre de clients potentiels, même en période crise. Et si les Mouton, les Lafite et autres Petrus se trouvaient un jour inexplicablement dépréciés, demeure l’option la plus sympathique : tout en évitant l’infanticide, les boire avant qu’ils ne meurent. Ce qui est finalement leur vocation, n’est-ce pas ?

Crédit photo : Photos Libres

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